Achats de l’état et cabinets de conseil : j’ai lu en diagonale ce matin la synthèse du rapport de la cour des comptes intitulé « Le recours par l’Etat aux prestations intellectuelles de cabinets de conseil ». Que penser de ce diagnostic et de ces recommandations ? quel est le point de vue d’ISLEAN qui est une PME du conseil en organisation ?
Pourquoi les basiques de gestion ne sont-ils pas suffisants pour garantir la doctrine d’emploi ?
Le chapitre 2 du rapport s’intitule « Une doctrine d’emploi incomplète et un pilotage mal assuré ».
Il semble évident qu’on ne doit pas faire appel à un cabinet de conseil pour, je cite, « remplir des fonctions relevant du « cœur de métier » de l’administration y compris… (NDLR : et surtout)…des tâches d’exécution à caractère permanent ». Il y a quelques années j’avais fait une mission de conseil pour une coopérative agricole céréalière, il ne serait pas venu à l’idée du DG de la coopérative de m’acheter une mission de conseil pour travailler aux moissons en juillet (et Dieu sait si c’est une période où il y a du travail et où toutes les contributions sont les bienvenues). Et si d’aventure j’avais voulu aller faire les moissons, j’aurais pris des congés et j’aurais monnayé mes petits bras (pas chers donc) comme travailleur agricole, je ne leur aurais pas proposé une prestation de conseil. Quoique ça aurait pu être drôle…
Et pourquoi diable faut-il préciser le partage des responsabilités d’orientation entre la Direction des Achats de l’Etat (DAE) et la Direction Interministérielle de la Transformation Publique (DITP) ? Ces deux entités, dont je comprends qu’elles sont toutes deux très expérimentées sur les achats de conseil, ont besoin qu’on leur explique quand faire appel à des consultants ?
Et il y a un autre point qui me chagrine : les prestations de conseil sont des prestations qui coutent cher, en tout cas ça coute beaucoup plus cher que de faire appel à des ressources internes quand ces ressources existent. Pourquoi la mécanique budgétaire ou la mécanique décisionnelle de cadrage / lancement de projet n’est-elle pas suffisante ? Chez tous mes clients publics et ce depuis plusieurs années maintenant, les décisions de lancement de projets / chantiers sont prises sur la base d’un dossier de décision qui comprend la définition d’un périmètre, des enjeux, un plan, des coûts de mise en œuvre et s’il y a des surcoûts pour des bonnes raisons, tout cela rentre dans un pilotage budgétaire. Je n’ai jamais vu le tonneau des Danaïdes. Peut-être la situation est-elle différente pour les gros cabinets de conseil stars du secteur qui ont accès à des décideurs tellement haut placés qu’ils peuvent échapper à plein de processus de contrôle ?
Des dispositifs de recours aux marchés mal adaptés ? ça dépend de quel point de vue on se place !
Le chapitre 3 du rapport s’intitule « Des dispositifs de recours aux marchés mal adaptés »
Le rapport pointe « la définition préalable des besoins est souvent défaillante ». Peut-être faudrait-il prendre des cabinets de conseil pour aider l’administration à définir ses besoins correctement. C’est le serpent qui se mord la queue ! Il est difficile de blâmer des cabinets de conseil sur des réalisations si la définition préalable des besoins est défaillante. Si le cabinet de conseil a un devoir de conseil, il est tenu par les engagements contractuels et si son client ne veut pas entendre ses alertes et recommandations, le cabinet de conseil est seul à porter le risque s’il décide de passer outre et de faire évoluer ses prestations sans avoir l’accord formel de son client. (Evidemment quand tout se termine bien tout le monde est content)
Le rapport pointe du doigt les accords-cadres et déplore l’exécution par l’émission de bons de commandes plutôt que par la passation de marchés subséquents. Cela me semble être une vision théorique et non une vision de terrain. De mon expérience, avant l’émission d’un bon de commande il y a remise d’un document du cabinet de conseil qui explique ce qu’il a compris de la problématique, ce qu’il propose de faire, et qui chiffre avec les unités d’œuvre de l’accord cadre ce qu’il prévoit de faire et les résultats qu’il propose de livrer. Il y a souvent des itérations avec le client public avant qu’un bon de commande soit émis. Utiliser des marchés subséquents n’apporterait rien je pense. Déjà cela aurait pour effet d’exclure progressivement les acteurs de type PME des accords-cadres (ce qui est déjà en grande partie le cas ; je ne vois donc pas personnellement l’intérêt de rendre ces marchés encore plus dissuasifs pour les PME). Si à chaque fois qu’il y a un besoin, il faut faire une mise en concurrence entre les différents cabinets de conseil cela est hyper couteux pour les PME, et pour les gros cabinets pourra souvent résulter principalement dans des propositions « bateau » supportées en sous-marin par des accords entre les différents soumissionnaires pour se partager le gâteau à parts égales. C’est aussi pour cela que des mécanismes comme le tourniquet (chaque besoin est adressé à un acteur différent retenu dans le marché cadre) ont été mis en place, et pour moi ça résulte plutôt d’une bonne compréhension des mécanismes de marché.
Il y a quelques années nous avions été retenus avec 2 autres soumissionnaires sur un accord cadre à marchés subséquents. Nous étions la seule PME retenue face à deux gros acteurs. Un jour le prescripteur nous avait convoqué – on était content – pour finalement nous expliquer qu’on aurait pas un seul € de chiffre d’affaires compte tenu du fait que nous étions petits et que les gros acteurs en face de nous offraient des garanties et des contreparties que nous ne pouvions pas offrir (pourquoi diable avions nous été sélectionnés alors ? uniquement pour répartir le marché entre 2 cabinets et pas un de plus ?). Nous avions effectivement eu zéro sollicitation et zéro € de chiffre d’affaires.
Le code des marchés publics est déjà très contraignant sur l’achat de prestations de services. Théoriquement il est, me semble-t-il, obligatoire d’acheter des prestations forfaitaires qui obligent à la définition précise des résultats et livrables attendus. Pourquoi diable ne suffit-il pas d’appliquer simplement ce qui est déjà dans le code des marchés publics ? Pourquoi le rapport de synthèse ne mentionne-t-il pas le rôle de l’UGAP dans la commande publique de prestations de conseil. De ma modeste expérience, l’UGAP est plutôt rigoureuse sur l’application du code des marchés publics et contribue à ce que les besoins et résultats / livrables soient bien clairs entre le client et le cabinet de conseil. D’ailleurs le chapitre 4 du rapport mentionne « Le recours aux cabinets de conseil n’est pas exempt d’anomalies au regard du droit des marchés ». OK, très bien… avec une telle formulation j’entends que les achats de prestations de conseil sont plutôt de bons élèves par rapport à d’autres achats de prestations de services. En tout cas, il y a déjà plein de choses dans le code des marchés publics qui pourraient être mieux appliquées, et de mon point de vue des structures comme l’UGAP contribuent à associer la souplesse des accords cadres avec un meilleur respect du code des marchés publics.
Tout ça pour ça : Des recommandations bof bof bof
Mon avis sur les recommandations de la cour des comptes :
Recommandation 1 : Adopter une définition unique et stable des prestations intellectuelles de conseil commandées à des cabinets privés (SGG, DAE, DITP).
Je questionne l’utilité et l’impact de cette recommandation cf. mon premier chapitre « Pourquoi les basiques de gestion ne sont-ils pas suffisants pour garantir la doctrine d’emploi ? »
Recommandation 2 : Établir, sur l’ensemble du périmètre de l’État (administrations et opérateurs), des données de gestion et de suivi exhaustives et fiables relatives à tous les types de prestations intellectuelles ; à cet effet, préciser les familles d’achat concernées, définir des règles claires d’imputation des dépenses correspondantes et adapter les outils et référentiels budgétaires et comptables (DB, DGFiP).
Mesurez, mesurez et surtout mettez ces données en open data (merci data.gouv.fr), il en restera toujours quelque chose. ça permettra de produire des analyses plus détaillées que le graphique ci-dessous (déjà très intéressant) :

Dépenses de conseil du secteur public en 2021 (M€)
Recommandation n°3. Compléter la doctrine d’emploi du recours par les services de l’État à des cabinets de conseil et mettre à la disposition des ministères et opérateurs un guide explicitant les circonstances et modalités de ce recours (DAE, DITP).
ça ne mange pas de pain, si ça n’existait pas déjà
Recommandation n°4. Assurer au niveau interministériel un pilotage unifié du recours par l’État aux cabinets de conseil, en clarifiant et formalisant les responsabilités respectives de la direction des achats de l’État et de la direction interministérielle de la transformation publique (SGG, DAE, DITP).
Je n’en vois pas l’intérêt, je suis plutôt optimiste sur le fait que DITP, DAE, SGG savent déjà très bien faire ce qu’ils font
Recommandation n°5. Imputer l’intégralité des dépenses de prestations externes effectuées en application d’accords-cadres sur le budget des ministères concernés (DB, secrétariats généraux des ministères).
OUI ! c’est la base. Cela aurait peut-être l’intérêt de limiter la chasse aux budgets, aux accords-cadres et autres enveloppes (je n’y connais rien, mais j’ai l’impression que mes clients passent leur temps à rechercher des sous en interministériel, en déconcentré, en truc machin bidule….). Au final on passe un temps fou à avoir des bons de commande pour des missions qu’on est bien obligé de démarrer avant (oui je sais, c’est pas bien, c’est même illégal, mais ce n’est pas de notre fait) et ça ne s’arrange pas…
Recommandation n°6. En cas de recours à des accords cadres pour l’achat de prestations intellectuelles, privilégier ceux avec marchés subséquents ou des accords cadres mixtes lorsque les stipulations contractuelles (nature de la prestation, besoins et objectifs, critères qualitatifs, livrables, etc.) ne peuvent pas être définies avec précision (DAE, DITP, secrétariats généraux des ministères).
Mortifère pour les PME. De plus, je ne comprends pas pourquoi les accords cadres à bons de commande exonèrent de ne pas respecter le code des marchés publics qui demande des spécifications et des engagements sur résultats et livrables clairement définis.
Recommandation n°7. Pour la réalisation des missions jusqu’alors confiées à des cabinets de conseil privés, faire appel chaque fois que possible aux ressources internes (services centraux et déconcentrés, inspections générales, recrutements, etc.) ou à des formes alternatives plus adaptées et moins coûteuses (contrats de projet, etc.) (SGG, DAE, DITP, secrétariats généraux des ministères).
Déjà fait en grande partie à mon avis. Je doute que le recours à de couteuses prestations de conseil soit fait sans se poser de questions (en tout cas je ne l’ai jamais vu). Effectivement il peut y avoir une forme de tentation de faire appel à un cabinet de conseil quand on a confiance dans un cabinet et qu’il a toujours fait du bon boulot. Mais bon… difficile de blâmer un prescripteur pour cela ; dans l’administration comme ailleurs tout le monde cherche à limiter ses risques.
Recommandation n°8. Mettre en œuvre un contrôle interne et un contrôle budgétaire et de régularité des marchés de prestations de conseil et de leur exécution adaptés aux risques qu’ils comportent (DAE, DITP, DB, secrétariats généraux des ministères).
Bof bof : il n’y a rien de plus à faire pour les prestations de conseil que pour les autres prestations. « Juste fais le »
Apparemment, le rapport se focalise sur « comment acheter », et invoque des procédures qui seraient mal adaptées. Il s’interroge assez peu que le « quoi acheter ». Comme le dit Eric, le renforcement excessif de procédures de marché élimine sans appel les petits prestataires, qui ne peuvent consentir des efforts commerciaux colossaux par rapport à l’espérance de revenu. Cette tendance néfaste est opposée à la modernisation de l’achat public des quinze dernières années.
Il faut s’interroger en amont sur les moyens donnés aux administrations qui ont des besoins objectifs de prestations intellectuelles: elles doivent cesser la chasse aux opportunités de prestations obtenues sur des budgets extérieurs à leurs ministères et parfois sans rapport avec leurs besoins.
Il faut surtout remettre la prestation intellectuelle à sa juste place, au service d’une action managériale qui, elle, ne peut en aucun cas être sous-traitée. La critique de l’excès en prestation de conseil est légitime quand les conseillers se substituent de fait aux hauts fonctionnaires, qui doivent rester au centre de l’orientation d’action et de la décision.