Absurdités et digital : étude de cas « extrêmes »

Après une vague d’euphorie et la survie (temporaire) à l’ubérisation, le digital gagne en maturité : l’utilisateur s’en laisse moins conter, même si l’économie digitale continue de compter ! La transformation est une nécessité ; mais qui doit toujours trouver une utilité. J’ai décidé de ne pas céder à la tentation de prédictions pour 2020, mais plutôt à celle d’un récit « petits tours en Absurdie et puis s’en vont » pour en dessiner quelques limites dans ce voyage que nous avons tous commencé.

 

Les croix et la bannière du RGPD

« Quand c’est gratuit, c’est toi le produit » : ce slogan a suffisamment été répété pour que les utilisateurs arbitrent sur la valeur de céder leurs données en échange de la valeur du service. La Loi République numérique (ou loi Lemaire) puis le RGPD ont ancré cela au niveau réglementaire, suscitant un débat entre les tenants de l’innovation radicale et les garants de l’avertissement aux personnes.

En Absurdie : « sans liberté de cliquer, pas d’article de valeur »[1]

Je veux aller lire gratuitement un article sur mon site préféré. Dorénavant, j’ai le droit à une publicité (1er clic) lors de l’ouverture du site, puis une deuxième publicité lors de l’ouverture de l’article (2ème clic).  Entre temps, j’ai dû cliquer pour faire disparaître la bannière (3ème clic, pas forcément dans l’ordre d’apparition). Bien sûr, je pourrai décider d’arrêter d’utiliser ce navigateur en mode privé, mais mes données, c’est sacré !

Agent de sécurité dans un escalator

La digitalisation des processus

La digitalisation des processus amène des gains : l’entreprise est plus efficace, le taux d’erreur peut baisser, la réactivité peut augmenter. A condition de ne pas perdre de vue l’essentiel : pourquoi avons-nous mis en place ce processus ? Si par exemple, une entreprise doit recruter et qu’elle mise sur la proximité (marque employeur, premiers pas du bien-être au travail…) et la réactivité (les bons candidat.e.s partent vite), elle doit appliquer les mêmes bonnes recettes pour ses candidats au recrutement, que pour le multi-canal auprès de ses clients.

En Absurdie : « Prends ton ticket et attends que l’on t’appelle ou te maile »[2]

Je suis sur un stand de mon entreprise lors d’un forum étudiant. (Mon entreprise a payé très cher un stand pour que je rencontre des candidats). Je rencontre un.e candidat.e très intéressant.e. J’en oublie presque qu’il y a un processus digitalisé qui centralise les candidatures et que les CV que je récupère doivent obligatoirement être accompagnés d’une démarche en ligne. Je conclus donc notre discussion par « ah oui, nous avons digitalisé notre démarche. Je vous remercie de vous inscrire sur notre site [oups, je n’ai plus de post-it avec l’url à rallonge de notre sous site recrutement]. Vous auriez une feuille pendant que je cherche l’adresse de notre site pour vous la noter ? »

Clous, vis et marteau

« Changer la culture » : prérequis de la transformation digitale

Ce genre de slogan m’a toujours fortement gêné : je l’ai souvent rencontré pour justifier une forme de paresse intellectuelle devant les phénomènes complexes. La transformation liée à cette ère digitale que nous vivons est complexe car elle joue à de nombreux niveaux : elle reconfigure l’économie et la société. En parallèle, il y a aussi l’émergence de nouvelles puissances politiques et économiques, dont les systèmes de fonctionnement et d’exercice du pouvoir sont soumis à d’autres systèmes politiques (ex : la Chine est un géant de la Tech). Bref, quand on renonce à essayer de comprendre ce qu’il se passe, on brandit le changement de culture. Comme un épouvantail, cela permet de reprendre l’ascendant et de faire fuir tous les oiseaux qui essaieraient d’avoir des analyses ou même un début de raisonnement.

Enfin, ce modèle mental du « changement de culture » a une conséquence qui me déplaît, car il joue sur la culpabilisation de l’utilisateur !

En Absurdie : « la culture ne s’hérite pas, elle se conquiert »[3].

L’année commence bien avec un discours mobilisateur du CEO de mon entreprise sur nos capacités collective d’innovation et le besoin de changer rapidement de business model pour faire face à l’augmentation de la concurrence. Pour nous éviter d’être ubérisé et penser les choses en disruption, une équipe spécialisée conçoit de A à Z la nouvelle application sur notre cœur de métier. J’en deviens utilisateur pour continuer à faire mieux mon métier. Pas de chance, je ne vois pas d’avantages à cette nouvelle application digitale (je suis un peu râleur…) : c’est parce que je n’ai pas encore « changé de culture » ! Boulet de la transformation, je n’ai aucune excuse et deviens le grain de sable dans le « changement de culture ». En fait, je pense simplement à mes clients et à mon équipe, et je me demande ce que cela leur apporte… Vu de ma fenêtre, à part nous demander plus de saisie pour alimenter des tableaux de bord supplémentaires, je ne vois aucun gain. Mais personne ne nous a posé la question.

poisson rouge se faisant jeter de son bocal

« Si tu reviens, j’annule tout »[4]

Citation facile pour une conclusion qui ne l’est pas.

Ces détours en Absurdie sont autant d’histoires illustrées de cas repoussoirs. Elles ne doivent pas donner l’illusion qu’il faut tout arrêter et revenir au « monde d’avant ». La transformation du monde est aussi incroyable qu’effrayante. Elle ne doit pas pour autant dicter trop d’urgence dans nos décisions : l’utilité est la boussole de la transformation.

Les axes de transformation de l’entreprise restent autour de :

  • Son offre : quels produits et services doivent et peuvent évoluer ? Quitte à intégrer des extensions liées au numérique.
  • Ses clients : quelles sont leurs attentes, et comment toujours mieux y répondre ?
  • Ses partenaires : comment gagner en agilité pour concevoir, assembler et mettre en place des services de plus en plus complexes ?
  • Son organisation : comment rester une entreprise performante, qui attire, développe et retient ses collaborateurs ?

Excellente année !

bagage

[1] Inspiration à partir Beaumarchais « Sans liberté de blâmer, il n’y a pas d’éloge flatteur ».

[2] Citation d’inconnu, entendue dans une file d’attente dans les années 70.

[3] André Malraux.

[4] SMS publié par la version en ligne d’un journal français connu.