Point Godwin et « Reductio ad informatica », même combat ?
La numérisation du monde progresse à pas de géant. Les systèmes d’information, les plateformes, les portails sont maintenant très largement utilisés par tout un chacun pour gérer un nombre croissant d’actes de la vie courante, que ce soit des actes administratifs en lien avec l’État, des actes de travail ou de gestion en lien avec leur entreprise / leur employeur, des actes d’achats avec des e-commerçants ou simplement des actes de paiement dématérialisé avec leurs commerçants et artisans au coin de la rue.
Ces dispositifs numériques concentrent déjà une grande partie de l’énergie d’innovation et de production de l’humanité, et donc tout naturellement ils en concentrent également les critiques. Dans le domaine de la critique il y a deux méthodes rhétoriques diablement efficaces quand on veut s’éviter des efforts d’argumentation ou de pédagogie et qui visent à stopper net toute discussion :
– le point Godwin, ou la reductio « ad Hitlerum » : la désormais célèbre capacité à faire le parallèle entre la position défendue par votre interlocuteur et les agissements des nazis avant et pendant la seconde guerre mondiale. La reductio ad Hitlerum a pour but de disqualifier immédiatement la position soutenue par votre contradicteur et de lui clouer le bec.
– la reductio « ad informatica ou ad plateformum » : la capacité à faire d’un logiciel / un algorithme / une plateforme et par extension les « informaticiens » le bouc émissaire d’un dysfonctionnement. La reductio ad informatica permet de désigner un bouc émissaire commode, car l’informatique, Madame Michu aime s’en plaindre quand ça ne marche pas.
APB : un exemple de « Reductio ad informatica » pour s’épargner des critiques politiques
A titre d’exemple de « reductio ad informatica » j’ai été surpris des articles sur la plateforme APB des mois de septembre et octobre 2017.
APB est la plateforme mise en place par le ministère de l’Education Nationale pour gérer les affectations dans l’enseignement supérieur. C’est une plateforme qui fonctionne depuis 2009. Et qui fonctionne globalement bien… sinon elle aurait tout simplement été abandonnée depuis longtemps. A titre je personnel je l’ai utilisé avec mon fils cette année et je confirme que cela fonctionne bien et que le processus de choix / sélection est assez simple à comprendre.
Dans ces conditions pourquoi en 2017 cette plateforme concentre toutes les critiques ? Plusieurs raisons à mon avis :
- parce que les beaux principes d’égalité de tous devant l’accès à l’enseignement supérieur se heurtent au mur de la réalité. Il est absurde de critiquer un système de tirage au sort alors qu’on réclame à cor et à cri l’égalité pour tous. Soit on tire au sort, soit on sélectionne sur dossier, mais évidemment dans ce cas les meilleurs ont plus de probabilité d’aller dans les filières où ils le souhaitent et il y a donc égalité de traitement, mais plus d’égalitarisme. La plateforme APB n’a rien à voir directement la dedans, ce n’est que la traduction directe d’un principe structurant issu de choix politiques.
- Il est possible également que pour essayer de limiter au maximum ces tirages au sort, l’algorithme d’APB ait essayé de prendre en compte de multiples critères de manière plus ou moins transparente. Mais la cause profonde en est encore ce principe d’égalité et de non sélection. C’est pourquoi je trouve les critiques de la CNIL, certes fondées dans l’absolu, mais ne tenant pas compte de ce contexte quand elle recommande à l’éducation nationale, en parlant de la plateforme APB, de « cesser de prendre des décisions concernant des personnes sur le seul fondement d’un algorithme et de faire preuve de plus de transparence ». Oui mais… quand on essaie de faire rentrer un cube dans un rond on a pas envie de montrer à tout le monde comment on s’y est pris, car, forcément, c’est pas joli joli.
- L’autre critique est je pense liée au processus itératif du fonctionnement du dispositif APB. Des choix sont faits, une première sélection est faite, un deuxième tour est organisé, et d’autres tours encore si nécessaires. Il est évident que les places ne sont pas extensibles dans les filières et qu’on ne peut pas, dans le système d’enseignement traditionnel français où le numérique occupe encore une place toute relative, pousser les murs du jour au lendemain et trouver des capacités d’enseignement d’un simple claquement de doigts. Donc forcément s’il n’y a pas de sélection et/ou de prérequis impératifs à l’entrée, il est impossible de faire autrement que multiplier le nombre d’itérations pour arriver à créer les ajustements entre l’offre et la demande au fur et à mesure de ces itérations. Au final cela prend du temps et des situations comme celle de 2017 où 3 000 bacheliers étaient encore sans affectation en septembre sont inévitables avec ce système. Mais encore une fois, cela n’a pas grand chose à voir avec la plateforme APB. Les ajustements seraient plus rapides si les prérequis et la sélection permettaient de limiter les matching possibles en amont ou dès la première itération.
L’opération de communication sur APB : entre occasion ratée de faire de la pédagogie numérique et occasions ratée pour certains politiques de comprendre les réalités du terrain numérique
Dans ces conditions, il est évident que lorsque je lis dans la presse des phrases telles que « APB a été définitivement enterrée fin octobre » cela me fait doucement rigoler. Je serais très surpris que ce soit le cas. Et je suis à peu près certain qu’il s’agit principalement d’un simple changement de nom.
De fait ParcourSup remplace maintenant APB. Mais ce qui a changé ce n’est pas tant la plateforme et son nom, que les règles fondatrices de l’admission dans les filières. Des prérequis et de la sélection : mon pronostic est que cela est facilement paramétrable dans la plateforme APB (pardon ParcoursSup) moyennant quelques adaptations (et en prenant l’hypothèse que nos sages auront réussi à se mettre d’accord sur les critères de prérequis et de sélection). Bref, je suis persuadé qu’APB n’a pas beaucoup changé : seul son nom et des prérequis qui étaient déjà paramétrables et qu’il suffisait d’avoir le courage politique d’activer.
Tout le monde est content, l’opération de communication est réussie. C’est mieux que rien puisqu’on aura probablement un dispositif qui fonctionnera mieux, et sera perçu plus juste par le plus grand nombre. Au final, des hommes politiques ressortiront grandis d’avoir enfin réussi expliqué à ces informaticiens comment ça devaient fonctionner, et ceux de nos gouvernants qui n’ont pas su ou pas eu le courage de prendre ces décisions avant échappent eux à toute critique. C’était pas de leur faute à eux… c’était de la faute d’APB !
Je trouve dommage qu’en privilégiant ce tour de passe passe et de marketing politique, une occasion de faire de la pédagogie et d’éduquer le plus grand nombre sur le fonctionnement de ces plateformes numériques ait été gaspillée. Pour nos gouvernants et nos élites les moins familiers de la numérisation du monde, cela les confortera dans l’idée que le numérique c’est de l’intendance puisqu’on peut en faire ce qu’on veut, y compris s’en servir pour travestir la réalité. Malheureusement la réalité est toute autre je pense, et aucun décideur ne peut ignorer aujourd’hui qu’il doit tenir compte de la capacité à faire évoluer son système d’information avant de prendre des engagements. Combien de lois ou de réglementations sont élaborées aujourd’hui par les décideurs publics sans se préoccuper de leur faisabilité dans les systèmes d’informations de l’état ou des ses partenaires ?