Que ce soit dans les usines ou dans les bureaux, partout dans les entreprises françaises, le Lean Management se diffuse, « insidieusement et avec démagogie » diront certains, « heureusement ! » diront d’autres, « brutalement » diront les derniers… Une chose est sûre, cette méthode de management est là, dans nos villes, dans nos campagnes…

« Le Lean, c’est un Taylorisme en plus mortel »

Il y a quelques semaines je suis tombé sur le repentir d’un ingénieur – Bertrand Jacquier – qui pendant douze ans a piloté des projets Lean dans l’Industrie (son témoignage date un peu mais est résolument d’actualité). Son expérience significative dans le domaine l’a mené à une conclusion : le Lean management est dangereux pour la santé des salariés auxquels il s’applique. N’écoutant que ma bonne foi j’ai poursuivi ma recherche sur le sujet. Les témoignages d’ingénieurs repentis sont plus rares mais les critiques du Lean Management sont extrêmement nombreuses. Mes recherches se sont arrêtées sur ces mots : « Le Lean, c’est un Taylorisme en plus mortel ». Touché, coulé. Voilà 2 ans que j’ai commencé à orienter mes études et mes stages dans le domaine du Lean Management, et me voici aujourd’hui débutant ma carrière de consultant chez IS « lean » consulting. Ferais-je donc parti du camp des oppresseurs ? Frileux à l’idée de m’affubler d’un tel qualificatif, j’en suis revenu aux origines du Lean.

Chassons TOUS les gaspillages

Mi 20ème siècle, Dr. Shigeo Shingo, un des pères du Lean et ingénieur chez Toyota – faisait l’observation suivante (la formulation n’est pas exacte mais le message est le même) : « Dans la fonction publique, il nous paraîtrait aberrant que l’argent issu de nos impôts ne soit pas investi au plus juste ou soit gaspillé. Dans le secteur privé, nous devons avoir le même état d’esprit. Le gaspillage sous toutes ses formes doit être chassé pour satisfaire nos clients en termes de qualité, coûts et délais ». C’est donc bien la notion de gaspillage qui est au cœur du Lean. C’est également la notion de gaspillage qui est au cœur des débats. Dans la théorie, ces gaspillages existent sous trois formes :

  • Les Mudas : les formes tangibles de gaspillages comme l’attente inutile, la sous-qualité ou sur-qualité, la surproduction, etc.
  • Les Muras : la variabilité dans les procédés (ex : des diagnostics différents d’un médecin à un autre pour un même patient)
  • Les Muris : les formes de surcharge, d’excès (ex : un infirmier qui court pour prodiguer tous ses soins)

Dans la pratique, on omet souvent les Muras et les Muris au bénéfice des Mudas et en défaveur des travailleurs. Cette omission dénature la philosophie originelle de la culture Lean en expropriant le travailleur de son expertise et de son implication dans le projet, notamment en confisquant gains obtenus en supprimant les gaspillages, sans les réinvestir dans le système de l’entreprise, au long terme. Ajoutez à cela l’application « Top Down » du Lean et une volonté des hiérarchies à obtenir des résultats à court terme et vous obtiendrez la situation dans laquelle nous sommes aujourd’hui : on se méfie, on craint le Lean, car on en prend qu’une partie, et on laisse de côté l’investissement dans l’équipe sur le long terme.

Un coup tout bon, un coup tout faux

Un exemple concret de la schizophrénie du Lean en France : Agco, fabricant de tracteurs, devenait en 2016, pour son site industriel de Beauvais, Lauréat d’Usine de l’Année 2016 attribué par l’Usine Nouvelle. Exemplaires dans l’utilisation du Lean Manufacturing, les équipes (opérateurs, responsables, chefs d’équipe, etc.) ont contribué ensemble et en 6 ans à l’amélioration de l’ergonomie des postes, à une augmentation de 27% de la satisfaction client et de 29% des tracteurs fabriqués « bons du premier coup ». Les opérateurs affirment eux-mêmes ne plus vouloir retourner aux anciennes méthodes de production. (« Revenir en arrière ? Pour rien au monde ! »)

Pendant ce temps-là chez Gima (fin 2014), un des fournisseurs d’Agco, le climat est tout à fait différent et les délégués syndicaux s’exclament : « Il faut aller toujours plus vite […] les nouvelles méthodes de management passent par l’autoritarisme, les menaces verbales et le harcèlement ». Vous l’aurez compris, c’est aussi du Lean Management dont on parle ici.

Des dérives et des échecs

L’exemple d’Agco illustre que le Lean Management ne peut pas être intrinsèquement mauvais. Dans le cas de Gima, Philippe Lorino – professeur à l’ESSEC – parlerait de dérives du Lean. Toujours selon lui, ces dérives se manifesteraient notamment lorsque le problème de la surcharge est négligé. Jim Womack – qui lui nous vient du MIT – parlerait plus volontiers d’échec du Lean, incarné par le désintérêt des travailleurs pour cette méthode de management pourtant plus juste et horizontale dans sa philosophie. Pour ma part je préférerais parler d’échec des hiérarchies à appliquer cette méthode pour ce qu’elle est : une culture.  Dans bien des cas, cette incompréhension a transformé le Lean Management en « Mean Management* ».

Revenons-en à la philosophie du Lean !

Il est aujourd’hui urgent de comprendre le Lean. Cette méthode de management a fait ses preuves, les industriels ne s’en passeront pas. De plus les notions d’amélioration continue et d’élimination des gaspillages figurent désormais dans les exigences de normes de référence comme les ISO 9001, 16949 ou l’EN 9100.

Cette méthode de management n’est pas prête d’arrêter ici son chemin dans les usines et les bureaux, certainement pour le pire avec une mauvaise approche mais – je le signe – pour le meilleur si nous en revenons aux fondamentaux : la philosophie de la méthode.

*Mean Management = Management mal-intentionné