L’épisode récent qui a touché Rayan Nezzar, éphémère porte parole de LREM me conduit à poser la question :
Les technologies numériques vont-elles nous conduire à l’autocensure ?
Avant l’internet 2.0, l’accès aux media était réservé à peu de gens
Vous pouviez tenir des propos scandaleux, insultants, odieux, racistes, sexistes, depuis votre café du commerce.
La capacité à ruiner votre réputation, à montrer au monde que vous n’étiez qu’un odieux malotru exhalant le pastis 51 était infime, car votre audience était limitée à vos camarades piliers de bar parfumés au Ricard.
Les réseaux sociaux, notamment Twitter, changent tout.
Ils cumulent plusieurs atouts qui sont des armes de destruction massive de votre réputation auprès des gens qui ne pensent pas comme vous. Et il y en a plein, des gens qui ne pensent pas comme vous !
Pourquoi des armes de destruction de réputation ? Parce que :
- ces réseaux sociaux ont un potentiel d’audience de plusieurs dizaines de millions de locuteurs de votre langue, plus avec les systèmes de traduction automatique
- que vous le vouliez ou non, tout ce qui est numérique laisse des traces, même si vous essayez de les effacer. On n’efface pas une copie d’écran faite par quelqu’un qui vous a lu et a voulu immortaliser vos fulgurances, pour le meilleur et pour le pire
- tous les réseaux sociaux disposent de moteurs de recherche très élaborés, qui permettent de traquer les éructations de personnes qui furent anonymes et qui arrivent un jour sous les feux de la rampe
En cette année 2018 d’entree en vigueur de la RGPD me vient cette question : cette loi aurait-elle pu sauver le job de Rayan Nezzar à LREM ?
Les mentalités des gens évoluent moins vite que les technologies
En face de ces systèmes qui captent tout pour l’éternité, et permettent à tous de voir les choses que vous avez exprimées, qui sont apparus il y a dix ans, la culture des utilisateurs mettra au moins une génération pour évoluer.
En attendant, vous serez jugés par la moyenne des gens comme si vous aviez vomi vos scandaleux propos dans une pleine page du Monde : la capacité à prendre recul, à se mettre à votre place ou à pardonner n’a pas encore pénétré le référentiel de Monsieur Michu.
Peu de gens se poseront la question de savoir ce qu’il leur adviendrait à eux si on ressortait aujourd’hui leur prose qui peuplait les pages du journal pirate de leur collège.
Par ailleurs, la capacité à lyncher vite et bien ceux qui s’expriment en dehors du gris mainstream n’a pas diminué.
Vous êtes mal !
Comme tous les outils, les réseaux sociaux ne sont intrinsèquement ni bons, ni mauvais
Ce sont de très intéressants outils de surveillance des tendances, de circulation rapide d’information, de signaux faibles. Nombre de journalistes les utilisent autant voire davantage que les dépêches des agences officielles.
Ce sont des moyens de diffusion puissants, et de captation d’information.
Ce sont aussi des défouloirs : l’absence d’interlocuteur de chair et d’os pouvant exhaler des hormones, vous jeter un regard explicitement hostile, voire vous mettre un poing dans la figure, fait que l’émission de propos « libres » peut vite devenir irresponsable, un peu comme quand on jure contre un conducteur d’un véhicule qui a exécuté une manoeuvre qui vous a déplu, lové et verrouillé dans le confort douillet de sa propre voiture. On devient tout de suite moins injurieux quand ce dernier se trouve à dix centimètres de la fine vitre de votre portière, encore moins s’il est accompagné d’une batte de baseball.
On ne peut pas plaire à tout le monde
Des propos qui paraissent pertinents à certains peuvent paraître inacceptables à d’autres.
En outre, des propos qui paraissent normaux à une époque peuvent devenir scandaleux quelque temps plus tard. Pour vous en convaincre, consultez la presse ou des films d’il y a 100 ans, 50 ans, 30 ans.
La liberté d’expression est un bien extrêmement précieux
Heureusement, même si on se plaint, à ce stade en France et dans la plupart des pays occidentaux, on peut à peu près dire tout ce qu’on veut. Mises à part des lois qui pénalisent l’expression de propos, notamment racistes ou négationnistes, une vaste liberté d’expression a encore largement cours. Merci Charlie.
Ce n’est malheureusement pas le cas dans tous les pays.
Cette liberté d’expression est bénéfique : même des propos trouvés inacceptables par la majorité peuvent être bons à entendre. Tous les innovateurs sont au départ considérés comme des fous dont on se moque. (First they ignore you, then they laugh at you…).
Combien de fois quelqu’un qui s’est fait l’avocat du diable, volontairement ou non, a évité à des groupes d’aller dans le mur ? Ou a apporté une richesse inestimable ?
Le prix à payer est de lire ou d’entendre parfois des choses qui nous choquent ou avec lesquelles nous ne sommes pas d’accord.
A l’opposé, quand plus personne n’ose dire ce qu’il pense de peur d’être frappé d’anathème, on se retrouve rapidement dans un consensus mou, tiède et gris, où il n’y a plus que la pensée moyenne qui écrase les idées décalées, mine la créativité, conduit à la médiocrité et à la ruine.
Demain, l’autocensure pour tous ?
Revenons aux mésaventures des personnes qui voient exhumés leurs propos d’il y a 10 ans, quand ils étaient à peine adultes ou se pensaient invisibles, propos potaches voire scandaleux aux yeux de certains, grâce aux réseaux sociaux qui diffusent partout et au numérique qui enregistre tout, pour toujours.
Si nous ne sommes pas capables, collectivement, de prendre du recul, d’effacer ou d’oublier, voire minimiser ou pardonner, que peut-il se passer ?
Potentiellement, plus personne n’osera émettre son avis, s’il n’est pas conforme à ce qu’on imagine dicible. Les réseaux sociaux vont devenir mous, tièdes et gris. Et disparaître car insipides.
Si demain quiconque a diffusé des photos de soi dans des fiestas arrosées, écrit un article de blog rageur sur un coup de colère, ou émis des tweets borderline, se dit qu’il faut abandonner l’idée de se présenter à une élection ou postuler à un poste à forte visibilité sous peine de voir ces contenus ressortis, quels types d’ectoplasmes allons-nous avoir comme décideurs ?
Si nous n’apprenons pas à tolérer, remettre dans leur contexte, peser la valeur potentielle de propos qui nous dérangent, je pense que les technologies numériques peuvent conduire la majorité à marginaliser implacablement les gens décalés, ce qui à mon avis revient à se priver du sel de la terre.
Think different (https://fr.wikipedia.org/wiki/Think_different)