Libération de l’entreprise ? Moins de bureaucratie, plus de responsabilités et d’autonomie de chacun dans son travail ? Est-ce compatible avec nos mauvaises habitudes des pratiques managériales de la 2ème révolution industrielle ? Certains osent sauter le pas, et donner une réalité aux rêves de libération : nous avons rencontré Sylvain Pierre, entrepreneur français parti créer pour mieux libérer son entreprise au Vietnam !

Entretien avec notre envoyé spécial au Vietnam, Gaspard Schmitt 😉

Dans notre premier article, nous détaillons les motivations et résultats de la libération. Dans une logique de partage d’expérience, cet article approfondit les erreurs et difficultés de la mise en œuvre de la libération d’entreprise.

Quelles ont été (ou sont encore) les difficultés de mise en place de la libération ?

Nous avons beaucoup d’exemples concrets d’expérimentation qui n’ont pas fonctionné :

  • Les anciens managers ont eu du mal à trouver leur nouvelle place. Cela leur a demandé un vrai travail sur eux-mêmes. Ici des questions naturelles d’ego et d’expertise entrent en jeux.

    Les manager ont dû à la fois mettre de côté leur ego, il ne faut pas oublier qu’être manager pour beaucoup c’est aussi un statut social. De plus, ils ont été amenés à se poser des questions profondes sur eux-mêmes notamment : quelle est mon expertise ?

  • Une des difficultés c’est aussi – de façon assez générale – d’être constamment comparé à l’entreprise traditionnelle et ses idées. Une boite n’est jamais parfaite : on avait des problèmes avant la libération, qui n’ont évidemment pas tous été réglés, et parfois ces problèmes sont mis sur le dos de la libération. Finalement, le modèle a bon dos.
  • Un gros souci, c’est sur la communication. Selon moi, c’est un gros chantier dans toutes les organisations, traditionnelles comme libérées.
    Personne n’enseigne vraiment les méthodes pour se dire les choses de manière bienveillante dans une entreprise. Une des clefs de l’implémentation de l’entreprise libérée, c’est la communication bienveillante. Cela veut dite avoir la possibilité pour tous de se dire les choses, sans attaquer l’autre dans ce qu’il est, sans attaquer sa personne. C’est d’ailleurs plus difficile ici qu’en France : les Vietnamiens ont tendance à vouloir ne pas « perdre la face »Tout cela, finalement repose sur l’absence de confiance.
  • La transition d’un modèle vers un autre n’est pas facile : c’est plus facile de commencer dans une entreprise libérée. A l’inverse, transformer une boite traditionnelle en entreprise libérée, c’est complexe : ne serait-ce que pour définir la vision commune. A Officience, nous avons pris le parti de faire de façon top-down la définition de cette vision commune.
  • Il faut aussi développer la capacité du groupe à prendre des décisions. Hier on faisait beaucoup de top-down et désormais, on écoute l’avis de chacun.
    C’est difficile de ne pas tomber dans l’autre autre extrême, qui est de chercher toujours le compromis. C’est naturel, mais dangereux. Le groupe n’arrive alors plus avancer, notamment sur des sujets complexes.
  • Nous avons combattu cette situation en mettant en place un process de décision assez simple qui peut se résumer ainsi : celui qui fait c’est celui qui décide.
    Cela est couplé à ce que nous appelons l’Advice Process, qui n’est d’ailleurs pas un process de décision.
    L’employé doit, selon le process, consulter pour avis ses pairs, sans que ne soit un frein à la prise de décision : le but n’est pas de chercher un compromis mais d’avoir un avis extérieur et de tester les sentiments sur cette décision.
    Un exemple concret très récent : nous avons une décision importante à prendre sur la localisation de notre entreprise. Nous avons présenté la situation à tous, avec un sondage, sans que cela toutefois soit le mode de décision.
    Finalement, cet Advice Process s’apparente à la célèbre phrase des mariages américains : « si quelqu’un a quelque raison que ce soit de s’opposer à ce mariage, qu’il parle maintenant, ou se taise à jamais ».
    L’important c’est que les employés choisissent leur combat, c’est-à-dire qu’ils choisissent un nombre limité de sujets sur lesquels ils souhaitent s’investir.

Quelles sont vos principales fiertés – histoires – de la libération dans votre entreprise ?

L’entreprise libérée ce n’est pas magique, mais quand ça marche, c’est beau à voir !

Une de mes fiertés c’est une des équipes d’Officience (2 designers, un vidéaste, une CRM) qui grâce à leur autonomie et la libération, a permis la genèse d’une nouvelle offre. Si nous n’avions pas laissé la responsabilité à l’équipe, cette offre aurait mis des années à sortir !

Le côté autonomie de chaque équipe, c’est une fierté, et ça m’a en plus conforté dans l’idée qu’il n’y a pas besoin de manager.

La plus grosse réussite – qui n’est pas liée à l’entreprise libérée – c’est le renversement de la communication en interne (avec l’utilisation de Google+) : cela a permis la libération de l’information à l’intérieur de l’entreprise, car l’information est plus facilement partagée, avec plus de lien et de volontariat sur les actions entre les employés. Et puis, c’est ludique : on n’a jamais posté autant de photos de chats 🙂

Officience est aussi une entrepris libérée vis-à-vis de l’extérieur, du moins de mon point de vue.
Il y a eu un vrai changement de mentalité pour moi, qui a totalement bouleversé tous les aspects contractualisation et confiance envers les personnes avec qui je travaille.

Ce nouvel état d’esprit au sein d’Officience, c’est la recherche de transactions qui soient autres que financières. Et ça marche : cela nous a permis de mettre un pied sur le marché japonais.

Y a-t-il des choses plus faciles / difficiles à faire en étant au Vietnam (par rapport à la France) ?

Certaines choses étaient plus dures ici qu’en France. Les vietnamiens ont généralement plus de mal que les français à faire remonter une erreur sans conflit : la tradition et les coutumes asiatiques font qu’il est plus difficile de faire remonter les erreurs, car accepter l’erreur revient à « perdre la face ». De la même manière, il est aussi plus dur pour les vietnamiens d’accepter d’être challengé sur leurs idées.

A l’inverse, la mise en place du réseau social Google+ a été plus simple ici qu’elle ne l’aurait été en France : je dirais que les personnes ont été plus spontanées, avec moins de réticence à l’utilisation.

Selon moi, ce type d’outils représente l’avenir, en fusionnant vie privée et vie privée.
Souvent, un argument avancé pour cette séparation vie privée/ vie professionnelle est de dire que dans la vie professionnelle, il faut paraitre « professionnel ». Je n’y crois pas du tout et je pense qu’on peut développer une vraie confiance avec des clients, qui deviennent des amis, est bien plus important et sympathique « qu’avoir l’air professionnel ».
Cette frontière qui s’estompe entre la vie privée et professionnelle, c’est selon moi aussi un des traits de la libération : on fait tomber les masques et on se montre à tous sous son vrai jour, sans artifice.

Est-ce que la France est prête pour la libération selon toi ?

Je pense que oui, car en France nous sommes habitués à donner notre avis, à critiquer (dans le bon sens du terme). Nous avons beaucoup moins de barrières mentales que les Vietnamiens sur ce que doit être une entreprise, sa hiérarchie etc.

Du point de vue vietnamien, la France est tout à fait prête pour cela. Je vois d’ailleurs assez mal comment une personne bien formée pourrait être contre la libération…

Quelles sont les prochaines étapes de libération pour ton entreprise ?

Ce que j’aimerais bien, c’est qu’on arrive à transformer l’entreprise en profondeur, qu’on fasse beaucoup moins d’externalisation et plus de projet « à nous ».
Et d’ailleurs c’est en parfaite adéquation avec la vision d’Officience (« Participer au saut du Vietnam dans l’économie numérique »), qui est plutôt large.

J’aimerais également qu’on arrive à rendre la frontière encore plus poreuse entre intérieur et extérieur de l’entreprise.

Concrètement, j’aimerais bien qu’on libère le recrutement. Je rêve de voir des candidats nous rejoindre parce qu’ils veulent participer à notre mission et qu’ils partagent notre vision (et pas à cause d’une annonce !).

En conclusion, la « libération de l’entreprise », c’est bien plus qu’une problématique d’entreprise : c’est une vision de société.

Article co-rédigé avec Louis-Alexandre Louvet

Libération de l’entreprise, témoignage de Sylvain Pierre, épisode 1