Nous constatons régulièrement des situations où la fonction informatique, composée de ses personnes et de ses équipements, est engluée dans une effroyable complexité la rendant rigide, coûteuse, et peu efficace. Pourquoi ? Par défaut de gouvernance, dont la composante majeure est le manque de compétences technologique et managériale. Consciemment ou non, certains informaticiens se retrouvent rentiers de cette situation : ils sont vus comme les seuls à permettre à l’organisation de survivre malgré cette complexité.

Rentiers de la complexité par défaut de gouvernance

Des situations inextricables

Nous avons pu constater des dizaines de fois des situations où tout était devenu compliqué, où le moindre changement demandait des mois d’analyse, représentait un budget d’investissement insoutenable, et, si la décision de faire était prise, résultait en un projet cauchemardesque, avec des dépassements de délais, de coûts, et souvent, un retour arrière piteux.

Quelques illustrations

1- un système d’information de vente de pièces et accessoires a été construit à grands frais pour la France, et d’autres pays sont en cours d’ouverture. Solution des architectes : on étend les fonctionnalités de la France pour traiter les nouvelles langues, et les spécificités marché des autres pays, et in fine on a une seule appli à gérer pour le monde entier. Délai : 10 mois. Or, les responsables du prochain pays à ouvrir doivent être prêts dans 6 mois. Les informaticiens proposent donc de faire une copie de l’appli de la France, et de l’adapter « à l’arrache » pour que ça marche en moins de 6 mois dans le pays concerné.
Quelques années plus tard, l’entreprise a autant d’applications de ventes des pièces et accessoires que des 30 pays où elle en vend. Chaque application est devenue très différente de la souche de la France. Chaque application coûte 400 à 800 k€ de maintenance annuelle.
Prendre le temps de penser et concevoir une seule applications aurait, d’après les estimations, coûté environ 1 M€/an de maintenance, au lieu de 30 x 400 à 800 k€.
2- une entreprise a un système d’information qui coûte plus cher d’année en année, mais chaque nouveau besoin coûte plus cher et dure plus longtemps pour être réalisé. In fine, les dirigeants, devant la médiocrité des résultats, renoncent à poursuivre les investissements en dehors de ceux jugés incontournables. Et même ces derniers sont difficiles à financer.

Le millefeuille

Chaque usage « technologique » a déployé son réseau : un réseau informatique pour les ordinateurs. Un réseau pour la videosurveillance. Un réseau pour le contrôle d’accès. Un réseau pour les téléphones. Les baies réseau sont d’inextricables plats de spaghettis, les différents prestataires intervenus, quand ils ont laissé une documentation, cette dernière ne reflète pas (ou plus) ce qui est installé. Alors que de la donnée, c’est de la donnée, et qu’un seul réseau, simple, pourrait permettre de véhiculer tous ces flux.

« C’est panoupanou »

Dans chacun de ces cas, nous avons rencontré des responsables ou des prestataires qui expliquaient que c’était comme ça, la faute au business, la faute à la sécurité, la faute au RGPD, la faute au prestataire, à l’éditeur, ou au prescripteur. Mais chacun individuellement n’y pouvait rien et n’était responsable en rien.

Rentiers mais non-coupables ?

Mais pendant ce temps, tous ces acteurs étaient, qui salariés, qui prestataire, qui éditeur, et représentaient une charge dans le compte de résultat, en face de laquelle les dirigeants désespéraient de voir bien peu de valeur.

Les causes ?

Pas la malveillance

Comme d’habitude, la malhonnêteté et la malveillance actives ne sont pas à l’oeuvre, ou alors tout à fait exceptionnellement. Pour ma part je n’en ai vu qu’une fois en 25 ans. C’est le bon vieux principe d’Occam qui s’applique : pour être malhonnête, il faut être très intelligent et organisé et travailler beaucoup. Et la moyenne des gens est moyennement intelligente et organisée, et travaille 35 heures par semaine.

Mais le manque de compétences

Ce qui est à l’oeuvre, c’est la trop faible connaissance des technologies, qui fait qu’on ne fait pas les bons choix.
C’est aussi la faible maitrise de principes de base : faire simple, faire pas cher (encore le principe d’Occam), faire des prototypes pour éprouver des choix possibles sans dépenser trop d’argent.

Je n’y comprends rien. Je cherche à comprendre ou je donne le change ?

Demander à la technologie de faire ce que le management devrait faire

Une autre cause consiste à faire assumer par la technologie ce qui relève de la responsabilité managériale. Exemple : mettre des règles de sécurité dans les ordinateurs et les réseaux pour empêcher les gens de faire des erreurs, et faire porter cette charge sur tout le monde, alors que le problème pourrait être résolu par de la formation, de la communication, et quelques exemples bienveillants « regardez M. Kalousdian, il a exactement fait ce qu’il ne fallait pas faire. On le remercie de nous rappeler aux bonnes règles de gestion« , sauf s’il y avait volonté de mal faire, où là il faut sanctionner, et aussi communiquer largement la sanction, le pourquoi de la sanction.

Et si je me défaussais sur l’informatique ?

La faible compétence en communication des informaticiens

Le phénomène suivant est justement l’insondable faiblesse des praticiens de l’informatique en communication et marketing. On ne peut pas tout avoir, et les compétences de communications sont très peu développées en regard des compétences techniques. Cela accroit le premier phénomène consistant à utiliser des moyens technologiques là où il faudrait passer par de la formation et de la communication.

La faible compétence en pilotage économique

Un autre phénomène est une autre insondable faiblesse des informaticiens : bien que manipulant de « l’information » et des chiffres, ils sont très généralement incapables d’évaluer de manière fiable et de piloter les coûts de construction et de maintien en conditions opérationnelles, ce qui conduit d’ailleurs souvent à leur retirer cette responsabilité pourtant indissociable pour faire des choix d’architecture complets.

Conclusion

Le numérique, l’informatique, le digital, peu importe le nom qu’on lui donne, c’est une matière compliquée. On ne peut pas en vouloir aux praticiens de s’y perdre. Sauf s’ils s’y complaisent et l’exploitent à leur profit pour avoir la tranquillité. Ou s’ils refusent de quitter le statut quo an arguant de faux semblants : la sécurité, la disponibilité des systèmes critiques, la paix sociale, l’emploi…
C’est aussi et surtout aux dirigeants que le problème s’adresse. C’est à eux de refuser la fatalité de la complexité du numérique, de comprendre que le numérique ne doit pas servir à échapper à ses responsabilités de manager, de chercher comment sortir de la complexité en s’entourant d’experts reconnus qu’on teste pour commencer sur de petits projets, et de prendre les décisions en conséquence.