Une fois par mois, nous organisons au cabinet le concours du meilleur livrable. Chaque consultant qui le souhaite soumet un livrable, et tous les consultants votent pour élire le meilleur livrable. Nous utilisons pour cela le mode de scrutin du « jugement majoritaire », inventé par deux chercheurs au CNRS et professeurs de l’École Polytechnique, Michel Balinski et Rida Laraki. Il a été conçu pour parer aux faiblesses des autres modes de scrutin existants, dont celui que nous utilisons en France pour élire le Président de la République.

Le vote au jugement majoritaire, idée pour une meilleure démocratie

Aujourd’hui, le mode de scrutin en France pour les élections présidentielles est uninominal, c’est-à-dire qu’on ne vote que pour une seule personne, et à deux tours. Pourtant, c’est loin d’être le seul mode de scrutin existant et nous allons voir qu’il est aussi loin d’être le meilleur.

 

Pourquoi le scrutin uninominal (à 1 ou 2 tours) n’est pas performant

Il ne permet pas aux électeurs de nuancer leur avis

Une élection classique se déroule en 3 phases :

1. La phase pré-électorale, qui comprend notamment la campagne électorale permettant aux candidats de se faire connaître, d’exposer leurs programmes et aux électeurs de les apprécier.

2. Le scrutin : c’est le vote à proprement parler. Il permet aux électeurs d’exercer leur droit de vote selon leur opinion.

3. La phase post-électorale : on centralise les bulletins et on en dégage un choix collectif.

Salle avec beaucoup de portes

 

Le problème se trouve dans les phases 2 et 3 : ce mode de scrutin ne permet pas aux électeurs de nuancer leur opinion, et tous les votes sont additionnés de la même façon. Or, un électeur peut :
-soutenir seulement un candidat ;
-soutenir plusieurs candidats ;
-n’apprécier que modérément le candidat à qui il donne son vote, faute de mieux ;
-etc.
Il ne permet pas non plus de mesurer l’adhésion remportée par chacun candidats : une voix est une voix et ne donne aucune information sur l’appréciation du candidat par l’électeur.

Le scrutin uninominal additionne donc des choux et des carottes : il agrège des voix qui n’ont rien à voir les unes avec les autres et les compte toutes comme des adhésions alors qu’elles sont, en réalité, beaucoup plus nuancées.

Il conduit une partie des électeurs à voter « utile »

Définition Wikipédia du vote utile :

Le vote utile désigne le comportement consistant à voter pour un candidat ayant plus de chances d’être élu qu’un candidat qui représente mieux la sensibilité de l’électeur, généralement pour empêcher un candidat tiers de remporter l’élection. Il se rencontre particulièrement dans les systèmes politiques bipartisans, en raison du système de vote qui privilégie les plus grands partis.

Un sondage Ifop réalisé en avril 2017, peu avant l’élection présidentielle, révèle que 26% des sondés privilégieraient « un candidat qui ne correspond pas totalement à [leurs] idées mais qui a le plus de chances d’être au second tour », contre 24% en 2012 et 23% en 2007. C’était même le cas de 53% des électeurs d’Emmanuel Macron, et de 61% des électeurs de François Hollande en 2012 !

Un autre problème se pose lorsqu’interviennent un grand nombre de petits candidats aux idées relativement proches. Les voix se prononçant en faveur de ces idées se retrouvent diluées. Ainsi, un courant de pensée qui serait majoritaire mais représenté par un grand nombre de candidats sera défavorisé. L’issue du scrutin est donc influencée de manière décisive par la présence ou l’absence de petits candidats, qui n’auraient aucune chance de remporter l’élection de toutes façons.

Le vote utile conduit donc à gommer les nuances, à étouffer les alternatives politiques et à limiter le débat.

Pour l’exemple, lors des campagnes pour les élections présidentielles de 2007 et de 2012, plusieurs sondages donnaient François Bayrou vainqueur s’il avait été jusqu’au second tour, quel que soit l’adversaire face à lui.

Pourtant, aucun de ces sondages ne lui a prédit de se hisser jusqu’au second tour, condamné à rester au plus le « troisième homme » de l’élection.

 

 

 

Il existe à travers le monde d’autres types de scrutin. Certains, comme le vote alternatif, semblent plus respectueux des nuances de l’électorat. Voyons de quoi il s’agit.

 

Le vote alternatif

Le vote alternatif est un type de scrutin utilisé entre autres pour l’élection de la Chambre des Représentants en Australie, ou l’élection du Président de la République en Irlande.

Il s’agit de classer tous les candidats par ordre de préférence.

Il permet donc aux électeurs de s’exprimer sur chacun des candidats et de voter à la fois pour ses idées au travers d’un candidat (peut-être fortement minoritaire), et pour le candidat éligible qui lui convient le mieux ou lui déplaît le moins. Ce mode de scrutin favorise donc les courants de pensée majoritaires, même s’ils sont représentés par un grand nombre de candidats. Ce système est-il meilleur pour autant ? Pas tout à fait. Certes, les électeurs s’expriment sur chacun des candidats. Mais,

  • même un candidat qui gagnerait un face-à-face avec n’importe quel autre candidat pourrait perdre dans certaines configurations ;
  • il ne permet pas toujours d’évaluer deux candidats au même niveau (certains classements n’admettent pas les ex-aequo) ;
  • il ne permet pas d’exprimer l’intensité d’une adhésion ou d’un rejet ;
  • il n’est pas exempt de calculs et de manipulations : en Australie, où il est pratiqué, les électeurs préfèrent souvent suivre les consignes de classement du parti de leur choix.

On pourrait passer en revue des dizaines de manières différentes de voter, mais un certain Kenneth Arrow, un économiste américain, a montré qu’aucun mode de scrutin, basé sur la liste des préférences, n’est capable de garantir les 3 propriétés suivantes :

  • identifier toujours un gagnant, c’est-à-dire éviter le paradoxe de Condorcet (le paradoxe se produit lorsque les relations de préférence des électeurs pour les candidats ne sont pas transitives : A > B > C > A) ;
  • ajouter ou retirer un candidat mineur ne change ni le gagnant, ni le classement ;
  • assurer l’égalité des voix des électeurs.

C’est ce qu’Arrow nomme le théorème d’impossibilité. Toutefois, ce théorème ne porte que sur les systèmes de vote où les électeurs expriment leurs préférences en classant les candidats. Cela nous amène au jugement majoritaire.

Coupes sur un podium

Le vote au jugement majoritaire

C’est un mode de scrutin conçu par Michel Balinsky et Rida Laraki, chercheurs au CNRS et professeurs de l’École Polytechnique.

Il s’agit non pas de choisir un ou plusieurs candidats, ni de les classer par ordre de préférence, ni de leur donner une note. Il s’agit simplement de tous les juger individuellement, selon des mentions du type : très bien ; bien ; assez bien ; passable ; insuffisant ; à rejeter. On peut tout à fait donner la même mention à plusieurs candidats.

Puis, on retient la mention majoritaire de chaque candidat : c’est la mention telle que 50% des voix lui sont supérieures ou égales, et 50% des voix lui sont inférieures ou égales. C’est donc la mention que plus de la moitié des électeurs seraient prêts à leur attribuer : c’est simplement un calcul de médiane.

Selon les auteurs, il est important que l’échelle de mesure soit verbale et non numérique : par exemple, 12/20 peut être une une note considérée comme bonne par les uns, et médiocre par d’autres. Le bulletin doit aussi demander aux électeurs de répondre à une question précise, sans quoi le scrutin n’aurait pas de sens. Ils suggèrent par exemple : « Pour présider la France, ayant pris tous les éléments en compte, je juge en conscience que ce candidat serait ».

Voici à quoi ressemblerait un bulletin de vote :

Exemple de bulletin de vote pour un scrutin au jugement majoritaire

L’électeur coche ensuite les cases correspondant à son jugement pour chaque candidat :

Exemple de vote pour un scrutin au jugement majoritaire

Si aucun jugement n’est porté sur un candidat, c’est la mention « A rejeter » qui sera retenue par défaut : on ne va pas juger un candidat dont on ne sait rien.

Puis, on agrège les résultats et on donne le pourcentage de chaque mention obtenue pour chaque candidat :

Exemple de résultats pour un scrutin au jugement majoritaire

Pour obtenir la mention majoritaire de chaque candidat, on représente graphiquement les résultats sous forme d’histogramme empilé, et on tire un trait à 50% :

Histogramme empié des résultats d'un vote au jugement majoritaire

Ici, la meilleure mention majoritaire est la mention « Assez bien », obtenue par le Candidat 2 et le Candidat 5.

Pour les départager, on utilise deux critères :

  • Critère de victoire : avoir le plus d’électeurs attribuant strictement plus que la mention majoritaire commune
  • Critère de défaite : avoir le plus d’électeurs attribuant strictement moins que la mention majoritaire commune

La plus grande des 4 valeurs détermine le résultat, afin de satisfaire le plus grand nombre d’électeurs.

Départage des candidats en cas de mention majoritaire égale

Ici, la plus grande valeur indique un rejet plus élevé pour le Candidat 5. C’est donc le Candidat 2 qui remporte l’élection.

Si aucun des candidats n’obtient au moins la mention majoritaire « Passable », on recommence l’élection avec de nouveaux candidats.

Ce mode de scrutin présente de nombreux avantages :

  • au moins la moitié des électeurs sont d’accord avec le résultat : le candidat élu est le candidat le mieux évalué par une majorité d’électeurs.
  • il donne une représentation beaucoup plus fine de l’opinion de la population, qui donne son avis sur chaque candidat ;
  • une victoire avec la mention « Passable » ne signifie pas la même chose qu’une victoire avec la mention « Très bien » ;
  • chaque candidat est jugé individuellement, indépendamment des autres : il n’y a pas de notion de vote utile ;
  • la présence d’un petit candidat (qui n’aurait aucune chance de gagner de toutes façons) ne bouleverse pas le résultat final ;
  • dans le cas de deux candidats aux idées très proches, la présence d’un candidat au scrutin ne nuit pas à l’autre ;
  • il incite davantage les électeurs à s’exprimer sincèrement, sans faire de calcul ;
  • il n’est pas concerné par le théorème d’impossibilité d’Arrow ;
  • il n’agrège pas des voix qui n’ont rien à voir les unes avec les autres ;
  • il ne prend pas en compte une moyenne mais une médiane, beaucoup moins sensible aux valeurs extrêmes ;
  • c’est un scrutin à un seul tour ;
  • Michel Balinsky et Rida Laraki ont montré qu’il était plutôt résistant au vote stratégique (mentions volontairement exagérées par les électeurs).

Certes ce mode de scrutin n’est pas parfait, et on peut évidemment lui trouver des défauts, son principal étant sa difficulté à être expliqué. En attendant, il semble être le moins mauvais.

Peut-on espérer un changement du mode de scrutin en France ? Sans aller jusqu’à un bouleversement total du mode de scrutin en vigueur, le constitutionnaliste Olivier Passelecq estime que l’on pourrait « modifier la règle de l’article 7 selon laquelle seuls deux candidats s’affrontent au second tour. »

 

Si vous voulez en savoir plus, je vous renvoie à la conférence donnée par Rida Laraki, l’un des concepteurs du vote au jugement majoritaire, ainsi qu’à l’article du blog Science Etonnante, tenu par l’excellent vulgarisateur scientifique et normalien David Louapre.