Le 10 mars dernier, à l’hôtel de l’industrie, nous avons réuni différents acteurs de la santé dans le cadre d’une conférence. Pourquoi le secteur de la santé ? À ISLEAN, depuis 2018, le nombre de consultantes a quadruplé. Toutes, sans exception, ont fait part de leur souhait d’intervenir dans le secteur de la santé. « Combien d’entre vous doivent leur survie jusqu’ici à la médecine rationnelle et scientifique ? » En moyenne 7 personnes sur 10 répondent positivement à cette question que pose régulièrement Philippe Kalousdian, associé fondateur à ISLEAN.
Ayant comme raison d’être “Créer demain, maintenant” à l’ère digitale, nous avons souhaité réunir deux mondes assez lointains mais convergents et générateurs de progrès pour la société : ceux de la santé et du numérique.
Plus précisément, la question des impacts du numérique sur notre système de santé a ouvert le débat entre les experts du secteur de la « MedTech » que nous avions rassemblé. Entrepreneurs, médecins, DSI d’hôpitaux et juristes ont échangé et débattu autour de deux tables rondes : le parcours de soin connecté, et la donnée de santé.
“Quels impacts du numérique sur notre système de santé ?” – l’essentiel de notre conférence
Parti pris, fonctionnement de la conférence et remerciements
Ceci est une synthèse des débats de la conférence par les auteurs de cet article, Allyriane Mazars, Flavie Joos et Philippe Kalousdian. Ce n’est pas une retranscription d’huissier, retracée et précisément fidèle, intervenant par intervenant, de tous les propos tenus lors de la soirée. Les intervenants, s’ils le souhaitent, peuvent nous contacter pour ajuster le contenu publié.
Toute la salle a été invitée à apporter son témoignage, poser des questions, au cours des débats. De sorte que le terme intervenant est à étendre au-delà du cercle strict des invités aux tables rondes.
Pour avoir participé à cette conférence, dans le contexte qui était celui du 10 mars 2020, et pour la qualité des échanges, nous les remercions chaleureusement.
Introduction : digital, humain et performance
Quoi de plus motivant qu’un discours de championne d’athlétisme pour se mettre en jambe ! Marie Gayot, ingénieur en transformation numérique et athlète de haut niveau, a introduit la conférence en partageant avec nous son parcours et le lien entre transformation numérique et course à la performance. À l’heure de la révolution digitale, elle nous rappelle que le numérique est un outil construit par l’Homme et pour l’Homme, qui doit s’écouter et être soi-même et pouvoir performer.
Première table ronde : le parcours de soin connecté
Les invités
- Franck le Ouay
Diplômé de MINES ParisTech, Franck est le co-fondateur de Criteo, qu’il accompagne pendant 11 ans. Il se tourne ensuite vers la santé et co-crée Lifen, dans l’objectif de contribuer à améliorer la vie de chacun.
- Stéphanie Hervier
Co-fondatrice de Medaviz en 2014, société de télémédecine au service des professionnels de santé, afin d’améliorer l’offre et l’accès aux soins sur les territoires.
- Pascale Bastien-Kéré
DSI dans les hôpitaux publics pendant plus de 30 ans, Pascale est actuellement PDG d’une société de conseil en SI en santé (KareSi conseil). Elle est également titulaire d’un DU en santé connectée.
- Hubert Viot
Ingénieur de formation spécialisé dans le monitoring de process industriels critiques, Hubert a lancé Maela aux côtés de médecins de renom. Le but : faire le parallèle entre ce qu’a mis en place l’industrie pharmaceutique il y a une dizaine d’années, et les besoins du secteur de la santé concernant l’optimisation des soins.
Les débats
La question qui lance le débat est : “en quoi pensez-vous que le parcours de soin doit-être transformé ?”.
Les techniques ont apportés beaucoup de progrès, et de nombreuses pathologies aiguës, dont bon nombre qui conduisaient au décès, sont devenues chroniques. Il y a donc de plus en plus besoin de suivre le patient avec ses pathologies dans la durée. D’une approche discontinue – un ensemble espacé de visites médicales sur des pathologies aiguës – on va vers une approche plus continue – un suivi par une équipe médicale, coordonnée par le médecin traitant. Pour faire cela, on a besoin d’échanger des données d’analyse, de soins, entre membres de l’équipe médicale, qui ne connait pas de frontière : clinique, CHU, CHRU, libéral.
Or quelle est la situation : des praticiens qui s’envoient des courriers, encore souvent en papier, fastidieux à produire. Ils ont parfois des doutes et aimeraient savoir ce qu’il en est dans le parcours aval, pour confirmer ou infirmer leurs hypothèses : impossible. Les patients ne reviendront pas vers eux plusieurs mois plus tard pour leur expliquer ce qu’il s’est passé, ou alors exceptionnellement.
Il n’y a pas non plus de mesure possible du bénéfice à diversifier les pratiques médicales ou à les unifier : tel chirurgien urologue aura telle pratique à Bordeaux, et un confrère une autre à Lille, avec des taux de réussite ou de réhospitalisation non comparables car non mesurés. La mesure de certains paramètres permettra de faire émerger plus facilement les meilleures pratiques pour généraliser leur partage, et concentrer l’humanité des praticiens dans l’adaptation des meilleures pratiques à la subjectivité de chacun de leurs patients.
Le DMP, Dossier Médical du Patient, a été évoqué. Après des centaines de millions dépensés sur le projet précédent de Dossier Médical Partagé, ce projet a réussi à être déployé. Mais il n’est à ce jour peuplé que des relevés de remboursements de manière systématique. Malgré une incitation de quelques euros pour les médecins qui le rempliraient, il n’y a pas de versement massif de documents médicalement utiles (ordonnances, analyses, radios, diagnostics…) pour le parcours de soin.
Deux défauts majeurs du DMP sont relevés :
1- par défaut TOUS les médecins ont accès aux documents qui s’y retrouvent. La seule restriction que peut apporter le patient est de restreindre la lecture au médecin traitant, et aux cas d’urgence.
2- un patient qui voudrait préparer une visite dans son parcours de soin ne peut pas pointer certains documents au praticiens qu’il va rencontrer, par exemple en envoyant un lien
Le premier défaut conduit certains médecins à refuser à mettre dans le DMP leur diagnostic de peur de porter préjudice à leur patient. Exemple : une visite IVG d’une patiente dont le médecin sait que le père est aussi médecin, et qui pourra donc voir le DMP de sa fille.
Le second défaut fait douter de la sincérité du changement de mot derrière la lettre « P » du DMP : de « Partagé » à « Patient », finalement le dossier est bien « Partagé », mais est-il autant que ça au service du « Patient » qui ne peut même pas imposer une confidentialité absolue à certains documents ?
Un autre frein évoqué à la numérisation du parcours de santé est l’inégal niveau de culture technique numérique des Patients et des Praticiens : il faut donc s’inspirer des systèmes qui ont eu du succès dans l’Internet, car ils sont simples, beaux, faciles à prendre en main par tout le monde dont M. et Mme Michu.
A l’inverse, les Patients, qui peuvent faire des virements depuis leur smartphone ou arriver à l’hôpital avec un VTC intégralement géré via leur smartphone, ne comprennent plus pourquoi il faut des classeurs de papiers pour gérer leur dossier médical. Avec l’explosion des objets connectés, au premier rang desquels le smartphone, les Patients viennent par exemple voir leur médecins du sport avec leur application de Running pour expliquer ou contextualiser leurs symptômes. Comment, en tant que Praticien, intégrer ces évolutions sociétales et techniques ?
Une des réponses est la téléconsultation, qui explose depuis 2018, et qui dématérialise la consultation en faisant sauter le besoin de se déplacer de chez soi, au moins jusqu’au moment où des analyses ou auscultations deviendront nécessaires pour établir le diagnostic. Le débat a opposé deux points de vue : la téléconsultation favorise-t-elle le consumérisme médical ou, au contraire, donne-t-elle un outil pour lutter contre en rendant le médecin traitant plus facilement disponible ?
Les débats se sont clos sur la difficile question de gestion de la transition entre une situation actuelle où le papier est encore très présent, et une situation cible fortement ou totalement numérisée. Cette question de par où passer pour arriver à entrainer les parties prenantes vers la cible est celle à laquelle de nombreux projets n’ont pas su répondre et en sont morts, ou bien resté à l’état végétatif.
Exemple d’innovation dans le milieu hospitalier : la start-up Anam’Note
Après cinq années en médecine, Charles-Antoine se redirige vers le numérique, les sciences cognitives, et l’intelligence artificielle. C’est son expérience en milieu hospitalier qui l’a poussé quelques années plus tard à se lancer dans une entreprise innovante. Les problématiques rencontrées -notamment l’absence du numérique au coeur des interactions des professionnels de santé – l’ont amené à se rediriger vers les sciences cognitives, interaction et IA. Son projet Anam’Note : un système de prise de note collaborative en milieu hospitalier, facilitant la pratique de la médecine en améliorant la communication au sein des hôpitaux.
Deuxième table ronde : les données de santé
Les données de santé ont ici été mises à l’honneur : quels usages, quels enjeux ?
Les invités
- Professeur Bruno Chenuel
Professeur des Universités-Praticiens Hospitalier (PU-PH) et chef de service du Centre Universitaire de Médecine du Sport et Activités Physiques Adaptées du CHRU de Nancy (CUMSAPA). Pneumologue de formation, il est aujourd’hui un expert en physiologie médicale, discipline où la mesure des signaux vitaux sont des données indispensables à la compréhension des mécanismes physiopathologiques.
- Anaïs Person
Juriste de formation, déléguée à la Protection des Données externes de plusieurs organismes publics et privés, Anaïs est spécialisée dans les traitements de données de santé. Elle effectue actuellement une thèse sur l’évolution de l’assurance santé à l’heure du pilotage par l’intelligence artificielle et la robotique, à l’Université Paris Descartes.
- Geoffrey Wandji
Médecin du sport spécialisé et ancien assistant des hôpitaux de Lille formé à la prévention des blessures en course à pied. Geoffrey est par la suite entré dans la vie entrepreneuriale et fonde Running Care, application de santé dédiée aux coureurs.
Les débats
« Quelles sont les spécificités de la donnée de santé dans son usage par rapport aux autres données sur les aspects de collecte, traitement, valorisation et protection ? »
La définition de donnée personnelle particulière qu’est la donnée de santé a été rappelée : il s’agit de toute information qui donne une indication véridique ou supposée sur l’état de santé d’un individu.
Le patient, notamment s’il est atteint de maladie chronique, pourra tirer un bénéfice élevé des données collectées en quantité. Cela permettra à ses médecins d’effectuer un suivi à distance, plus rapproché, et pas seulement lors des consultations espacées, et plus précis. Il faut cependant prendre garde à la fiabilité et à la certification des données, pour pouvoir établir un diagnostic fiable.
De nombreuses dispositions existent aujourd’hui en matière de réglementation (i.e : RGPD, les hébergeurs sécurisés) afin de garantir à la fois sécurité et fiabilité.
Les débats se sont ensuite orientés vers l’assurance de santé complémentaire et l’accès aux données de santé. Les dérives possibles de ciblages des risques les plus faibles ont été évoquées, dérives qui sont la norme dans plusieurs pays du monde, et même en France où les cotisations des assurances emprunteur dépendent des questionnaires et tests médicaux demandés par l’organisme d’assurance. L’opportunité que des mutuelles offrent des services additionnels basés sur des données de santé a aussi été évoquée : mise à disposition d’applications de diététique, de sport, de suivi de la santé, avec un chiffrement adéquat des données pour que chaque Patient Bénéficiaire maîtrise la confidentialité et la divulgation de ses données.
Conclusion
Edem Allado, Rhumatologue, médecin du sport et entrepreneur de la société AFO TECH nous rappelle qu' »Une innovation, c’est une recherche qui a trouvé son usage ».
Ce qui prime c’est bien l’usage (et le bon usage !) des nouvelles technologies en gardant à l’esprit que la finalité est le soin apporté au Patient.
Cette conférence a montré par plusieurs éclairages, comment le numérique impacte le système de santé : de meilleurs soins parce que disposant d’informations plus complètes, fiables et à jour, un partage des meilleures pratiques médicales, un suivi médical continu et rapproché, un plus grand confort de pratique et plus de sens pour les Praticiens, le tout dans le respect de la liberté des Patients, et leur libre choix éclairé de disposer de leurs données de santé. Ces problématiques ont déjà été approchées pour certaines par les entrepreneurs Medtech que nous avons rencontrés et qui ont fait l’objet d’interviews dans notre blog.
Auteurs : A. Mazars, F. Joos, Ph. Kalousdian