Philippe Muller, consultant senior chez ISlean Consulting, nous livre son analyse de l’impact du Lean sur les relations entre les DSI et leurs fournisseurs.
L’application des principes du Lean Management dans l’univers de la DSI est trop fréquemment associée au prisme du développement de logiciels. D’Agile au Lean Development Software, la littérature ne tarit pas d’exemples vantant les mérites de ces méthodes. Cependant, une DSI, comme une SSII, est une organisation dont les flux de valeur dépassent le périmètre du développement de logiciels. Ce point de vue propose d’élargir la promesse de valeur du Lean IT, en choisissant le prisme d’un enjeu stratégique du secteur, la relation entre DSI et ses fournisseurs au service de la mise en œuvre d’un partenariat.
Monsieur Dumont est un DSI qui s’interroge encore sur les bénéfices résultant du déploiement du Lean IT. Son responsable Qualité lui a vanté les mérites de la méthode à de nombreuses reprises, mais ses préoccupations sont ailleurs.
Comme beaucoup, il a choisi d’externaliser une partie de son activité en centres de service ; et si les gains financiers lui assurent un moment de répit en Comité de Direction Générale, la réalité opérationnelle est préoccupante. Les retards de livraison s’accumulent, au même rythme que les réunions pour trouver des solutions. Un de ses fournisseurs lui a même proposé force séminaires afin de dénouer les difficultés et mettre en place des solutions. Malgré l’élan temporaire provoqué par ces évènements, les problèmes opérationnels ont ressurgi, et, quelques mois après, il envisage de rompre progressivement son partenariat.
Pour aider Monsieur Dumont dans ses réflexions sur le Lean IT et sur sa relation avec ses fournisseurs, il faut d’abord rappeler certains principes fondamentaux du Lean :
1) le lissage des flux de valeur. Cette caractéristique de l’activité induit un rythme constant dans les commandes aux fournisseurs, et leur permet d’acquérir une vision prévisionnelle fiable.
2) le déploiement du principe d’amélioration continue appliqué au partenariat. Par exemple, la résolution de problème qui dans le cadre d’un partenariat, suppose de réunir les équipes opérationnelles, du fournisseur comme du client. Cela permet à la fois de mettre en place des plans d’actions communs, mais également de disposer d’un éclairage complet et pas seulement unilatéral, sur les opportunités d’amélioration de chaque partie.
3) Dans la création d’un partenariat, le Lean Management prône l’association de la DSI et de ses fournisseurs sur l’innovation qui permet au partenariat d’acquérir un avantage compétitif et un démarrage précoce et partagé de la courbe d’apprentissage. Par exemple sur la création de nouveaux services dans le « catalogue de services » de la DSI, ou encore des évolutions d’infrastructures techniques… Ainsi, les DSI qui entrent aujourd’hui dans l’ère du Cloud Computing ont, pour la plupart, travaillé ce sujet, mené des études préalables et accompagné leur partenaire. Aujourd’hui, les gains financiers affichés pour la DSI et son fournisseur sont remarquables. En revanche, les délais de retour sur investissement peuvent être différents.
4) L’alignement des standards Qualité. La multiplicité des DSI à la recherche d’un label qualité CMMI, ISO 9001, ITIL, … atteste d’une tendance à l’exigence. Ainsi, lorsque la DSI s’impose des standards de qualité-coût-délai, les fournisseurs doivent écrire ou aligner leurs processus pour maintenir le partenariat, et les faire appliquer.
Si les attraits du Lean IT dans la relation entre les DSI et ses fournisseurs sont séduisants, la méthode modifie, parfois de manière structurante, l’approche du partenariat. En effet, il faut respecter certains principes pour espérer des résultats probants.
I. Construire un partenariat progressivement
Le choix de vos partenaires potentiels est une étape importante. Au-delà de l’identification de ces partenaires, la DSI doit évaluer leurs standards de qualité, en leur confiant au démarrage un petit volume d’activité. Le niveau d’exigence doit être progressivement élevé et de manière uniforme entre les activités internes et sous-traitées.
La difficulté première d’un partenariat intervient souvent à ce stade. En effet, la mise en place d’objectifs communs se traduit par des indicateurs qui ont des effets parfois contre-intuitifs lorsqu’ils sont liés maladroitement au volet financier du partenariat.
Prenons l’exemple d’une DSI d’un groupe bancaire de premier plan, ayant souhaité mettre en place des centres de services externalisés. Les SSII consultées ont proposé un mode de pilotage par indicateurs, directement corrélés à des remises de fin d’année. La période de réversibilité passée, l’anniversaire de la mise en œuvre du partenariat s’est « fêté » à travers des débats sans fin sur la mesure des indicateurs et leur pertinence. En clair, une discussion de « marchands de tapis » sur la répartition de la (non) valeur ajoutée.
Pour rendre fertile le terrain de la relation, les objectifs et indicateurs communs doivent être liés à des actions d’améliorations concrètes, et non à un dispositif financier mal préparé.
II. Mettre en place un dispositif permettant de concilier la maîtrise interne et les intérêts partagés d’un partenariat
Le choix des unités d’œuvre doit être effectué avec soin. Il faut conserver en interne des activités clés, comme notamment :
- spécifier les besoins,
- challenger les chiffrages,
- réceptionner les livrables
- piloter la prestation.
Si le rapport DSI – Sous-traitant doit se caractériser par un respect mutuel, celui-ci n’est possible que par l’absence de pression due à un transfert de connaissance. Cette maîtrise de savoir-faire interne doit également s’appliquer au niveau des composants fondamentaux du SI. Cela implique de conserver les compétences sur les technologies fondamentales en interne. Ainsi, la stratégie de recrutement et de formation est donc un pilier qui soutient le dispositif.
Le modèle de partenariat de Toyota se caractérise par le maintien du savoir-faire mais également par une attitude responsable vis-à-vis de ses clients. Rappelons-nous que les vagues récentes de rappels de véhicules par le constructeur nippon dues notamment à des problèmes de pédales d’accélérateur fournies par CTS Corp., ont obligé Toyota à s’expliquer devant les parlementaires. Plongées dans une crise sans précédent, combien d’entreprises se seraient dédouanées de leur responsabilité, en répercutant celle-ci sur leur fournisseur ? Toyota a choisi un autre positionnement, celui d’une entreprise responsable face à ses clients (et aux autorités américaines) et, actuellement, CTS demeure un des fournisseurs nord-américain de la marque japonaise. C’est cette attitude qu’il faut transposer dans l’univers des DSI, qui doivent conserver leur responsabilité vis-à-vis de leur maîtrise d’ouvrage.
Si la conservation de la maîtrise interne est stratégique dans la création d’un partenariat, elle fait néanmoins parti de « l’intimité » du partenariat. Cela ne dégage en rien la responsabilité de la DSI vis à vis de ses clients.
III. Déployer une approche Lean commune
La mise en œuvre de projets communs permet de développer des moyens communs d’amélioration continue. En réunissant les équipes pour étudier ensemble les opportunités d’optimisation de leur activité, la DSI et ses fournisseurs partagent les enjeux du triptyque qualité-coût-délai. Certaines expériences vont au-delà, en partageant des plateaux où l’avancement des équipes est une des composantes du management visuel.
Durant l’expérience de mise en œuvre de projet commun, la construction du partenariat prend également forme par des moments d’échanges sur les bonnes pratiques, de partage d’informations et de préoccupations.
De cette expérience de projet mené conjointement, les partenaires capitalisent sur des pratiques et des habitudes communes. En les déployant progressivement à l’ensemble des activités, par leur standardisation, l’élargissement du périmètre des activités sous-traitées peut s’envisager.
IV. Accompagner votre partenaire dans la difficulté
La crise n’épargne personne, les SSII le savent bien. Nombre de SSII sont soumises à une pression sur les prix qui pousse à rechercher des ressources les moins chères possibles. A part recourir à l’offshore, cela se traduit souvent par un appauvrissement des compétences, accentué par le turn-over qu’une telle politique salariale génère.
Lorsque les meilleures compétences démissionnent ou changent de fonctions (donc de responsabilité et de rémunération), la perte de savoir résultante, et malgré les standards ITIL et CMMI, occasionne pour une SSII de réelles difficultés à satisfaire son client en conservant sa marge. Il en résulte souvent des tensions dans le partenariat durant la période nécessaire par le fournisseur pour faire monter en compétences des ressources plus juniors et donc moins « coûteuses » que les experts.
Le réflexe habituel est souvent la séparation progressive du partenaire, en contenant son périmètre, et un processus de consultation parallèle d’autres partenaires a priori meilleurs sur les périmètres nouveaux et restants.
Faire de la relation DSI-sous-traitance un partenariat durable signifie qu’il faut être capable d’accompagner son partenaire dans la difficulté.
Pour cela différentes actions peuvent être envisagées. L’une d’entre elles est de mettre à disposition des experts Lean indépendants afin d’assister les équipes dans la définition de leurs standards, permettant de lisser les effets de la rotation des équipes. En documentant les processus du niveau global au niveau local, en affichant dans les espaces de travail l’avancement des activités, le déroulement des processus et leur performance, en disposant d’une organisation commune du travail, un collaborateur arrivant est rapidement immergé dans une organisation du travail qu’il comprend et dans une dynamique d’équipe stimulante. Ainsi, les rotations des équipes ont moins d’effets sur la production, et lorsque les méthodes de définition de standards sont uniformisées dans l’entreprise, on observe des délais de recouvrement extrêmement courts durant les mobilités de collaborateurs et des gains de productivité remarquables.
Des problèmes ayant trait à l’organisation peuvent conduire à proposer des diagnostics recouvrant l’analyse de chaque aspect des activités sous-traitées, du plan qualité, des standards qualité, des éventuelles activités « portées », et intégrant la dimension recrutement et formation des ressources. Ces diagnostics doivent être suivis de la détermination de plan d’actions sur lesquels une assistance est également préconisée.
L’important est de veiller que la DSI ou son partenaire ne se cantonne pas dans son espace en rejetant les responsabilités sur l’autre, mais comprenne les enjeux de l’autre partie pour déterminer la zone d’enjeux communs, et par là, bâtir un partenariat « gagnant-gagnant ».
Du choix du partenaire à la réalisation d’une entreprise étendue, comprendre les étapes successives permettant d’édifier un partenariat stable, est intuitif. Si ces principes ne semblent pas révolutionnaires, leur application est pourtant rarissime au regard des difficultés relatées par les acteurs de la relation DSI – SSII, et les résultats de diagnostics. Pourquoi ces principes simples ne sont-ils pas appliqués ou n’ont pas les effets escomptés ?
Le pré requis à la mise en place d’un partenariat réussi est à chercher dans une réflexion systémique de l’organisation des DSI et fournisseurs. Pour construire une entreprise étendue faisant des centres de services une partie intégrante de l’activité, la « feuille de route », passe nécessairement par une stabilisation des processus internes. Autrement dit, pour éviter que la « ruée vers l’outsourcing » ne se transforme en cauchemar opérationnel, les DSI et ses partenaires doivent comprendre les méthodes et techniques du Lean pour analyser et améliorer leurs organisations. Comprendre la création de valeur du SI dans la perspective client en consommant le moins de ressources possibles, identifier et rendre visibles les flux des valeurs et leurs étapes, s’assurer de leur « écoulement » continu, définir des manières de faire standardisées, être en recherche permanente de l’excellence doivent être au cœur du plan de transformation des organisations, facteur clé d’un partenariat réussi.
Philippe Muller, Consultant Senior chez ISlean Consulting