A force de privilégier les acteurs de grande taille, rassurants et industriels, réduisant les coûts de transaction et les risques pour les directions des achats, les grands groupes se privent des boutiques de conseil, qui sont porteuses d’innovation et d’agilité. Le risque étant in fine de se faire dépasser par des start-up venues de nulle part, n’ayant rien à perdre. Des Uber, Airbnb, Tesla, Netflix, Blablacar…
Comment les pratiques d’achats en vogue privent les grandes entreprises d’innovation
Small is beautiful, mais un gros c’est rassurant !
Je lisais dernièrement cet article d’un journal régional que j’affectionne car parlant souvent des Alpes et de neige. Avec étonnement et horreur, j’y découvris ceci :
« Parmi les cinq industriels qui étaient en compétition, aucun Français. Verney-Carron aurait bien voulu participer à l’appel d’offres mais son chiffre d’affaires ne tournant qu’autour de 12 millions d’euros contre les 80 millions d’euros minimum demandés par la DGA, sa candidature n’a pas été retenue. La commande aux Allemands représenterait 90 000 armes pour un montant compris entre 300 et 400 millions d’euros. »
Cet article m’a frappé car un certain nombre de nos grands clients nous ont dit la même chose ces 15 dernières années. Enfin, pas tout à fait les prescripteurs. Les funestes messagers étaient les services achats, ou du moins les prestataires employés par les services achats.
« Vous n’êtes pas assez gros pour nous »
« Votre chiffre d’affaire est trop faible, il y a 1- risque de dépendance si le montant des prestations réalisées avec nous dépasse 20% de votre chiffre d’affaires et 2- le coût de transaction est trop élevé pour nous si nous ne réalisons pas au moins 2 M€ de chiffre d’affaires avec vous. »
C’est ainsi que certains de nos grands clients, chez qui nous réalisions pourtant de belles missions réussies, nous ont perdus.
Au profit d’entreprises de cerveau d’oeuvre, faisant la guerre des prix et la course à la croissance, afin d’être référencées partout.
Ces grands acteurs qui brassent des centaines de « consultants » et qui nous contactent tous les six mois par cabinet de Fusac interposés pour nous proposer de nous acheter, nous ont tous expliqué : « quand nous étions encore moins de 80, nous avons été sortis par les achats de deux de nos grands clients, et là nous avons réalisé qu’il était vital de grossir, à tout prix. Quand on embauche un BAC+5 à 35 000 € brut, ses coûts directs sont couverts s’il est vendu 95% des 218 jours du Syntec, à 250 € par jour. Pour sortir entre 10 et 20% d’EBIT, il suffit de le vendre 500 € par jour à nos clients. Pour prendre un peu de marge et rester rentable si le taux d’activité facturée tombe sous 95%, on vise 600 €. Certes, on ne fait plus le même métier que les cabinet de strat’ qui vendent les mêmes profils à 900 voire 2 500 € par jour. Mais eux ont des taux d’activité plus faibles, et ils forment les consultants. Nous, en fait, c’est du prêt de main d’oeuvre. Si les BAC+5 acceptaient de bosser en contrat de travail temporaire, ils iraient tous à Adecco ou à Manpower. Ils y gagneraient mieux leur vie. Heureusement qu’ils veulent frimer en famille ou avec leurs amis en disant qu’ils sont consultants salariés chez nous. Il faut aussi un CDI pour pouvoir emprunter pour acheter un logement, ou louer ! Une fois embauchés, c’est +1% d’augmentation maximum par an, voire 0% si l’année est moyenne. Et au premier faux pas, dehors. Il y a foule qui se presse au portillon. »
« Nous, en fait, c’est du prêt de main d’oeuvre »
Voilà la réalité d’une grande partie du « conseil » aujourd’hui en France.
Les grands donneurs d’ordre, publics ou privés, ne veulent plus prendre de risques, et privilégient les grandes boutiques ayant pignon sur rue : « Le projet a échoué ? Pourtant nous avons bossé avec le numéro x (x = 1 à 5) du secteur ! Nous n’avons pas pris n’importe qui ! ».
Conséquences de ces politiques
Avec de telles politiques, que se passe-t-il ?
1- les grosses structures industrielles, tirant parti d’une rente, ou d’une position de force grâce à d’autres grands marchés où les coûts sont déjà amortis, grossissent encore.
2- les nouveaux acteurs, sauf à inventer des pratiques en rupture, sont cantonnés à des niches. Même les acteurs très innovants doivent occuper des niches longtemps avant d’accéder à la cour des grands, si tant est qu’ils y accèdent un jour.
3- l’innovation trinque. Les consultants de ces grandes structures apprennent une chose : obéir, être dociles, travailler beaucoup, donner l’impression de sérieux, avoir un costard propre. Un collègue, cruel, me disait même : « les consultants de chez XXX : ils tiennent debout grâce à leur costard ! »
Et ce qu’il se passe dans la prestation de service semble aussi se passer pour les manufactures d’armes : un acteur français se voit disqualifié au profit d’autres acteurs internationaux, au motif qu’il est trop petit. On croit rêver. Comment avec de telles politiques peut-il croître ?
« Chef, tout va bien, nous avons sélectionné un grand acteur européen ». Tout va bien ?
Il faudra un jour se poser la question de la responsabilité de ces politiques dans la désindustrialisation en France, et la concentration des marchés entre les mains de grands acteurs, par nature peu innovants car assis sur des positions de monopole ou d’oligopole.
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