Dans le cadre de nos rencontres avec des entrepreneurs, nous avons eu l’opportunité d’interviewer Claude Andrieux, manager de transition qui se consacre à la transformation des organisations en entreprises agiles et libérées.

Quel est votre parcours ?

Je suis ingénieur de formation, spécialisé dans les moteurs. J’ai commencé ma carrière chez Renault où j’ai eu la chance de créer un moteur de grande série, le turbo-diesel K9K, qui a été produit à environ 18 millions d’exemplaires. C’est une chance extrêmement rare dans la carrière d’un motoriste ! Je me suis épanoui, tant sur le plan technique, qu’intellectuel chez Renault chez qui j’ai été formé au management et au dialogue social au sens propre du terme.

Je m’amusais beaucoup chez Renault, mais je savais que la probabilité de concevoir de nouveau un moteur ne se produirait probablement pas une deuxième fois dans la même entreprise. J’ai donc décidé de partir chez un fabricant de moteurs d’hélicoptères vers Pau. Cette décision était également motivée par des raisons personnelles, l’environnement du Béarn me paraissant plus propice à la santé de ma famille que celui de Paris… J’ai quitté cette deuxième entreprise au bout de quelques mois, mais j’avais adopté une nouvelle région, dans laquelle j’habite toujours, 23 ans plus tard !

Comment en êtes-vous arrivé à conseiller les entreprises sur le modèle de l’entreprise libérée ?

J’ai décidé d’abandonner le monde des grandes entreprises. Grâce à mon expertise technique des turbines, j’ai pu rejoindre une PME du secteur médical spécialisée dans la fabrication de respirateurs. Cette PME avait été reprise en 1997 pour le franc symbolique parce qu’elle était en mauvaise santé. Elle estdepuis devenue en 3-4 ans numéro 1 en Europe, puis au Japon. Cette réussite a attiré l’attention des acteurs du marché, si bien que cette PME a été rachetée pour 100 millions de dollars en 2006 par un grand groupe américain.

Je venais de faire un MBA “à la française” et je songeais depuis un moment à lancer ma propre entreprise. J’envisageais donc de me lancer dans une nouvelle aventure. Mais le groupe américain m’a proposé de rester au moins 2 ans pour diriger la société nouvellement rachetée. Moyennant un bonus retention de double salaire… Je me suis dit que je pouvais patienter encore 2 ans et créer ensuite mon entreprise avec encore plus de facilité…

Je me suis énormément épanoui à la tête de cette filiale, qui disposait de son propre bureau d’étude qui avait déposé 21 brevets, et qui est passée en 2 ans de 30-35 personnes à plus de 70 personnes ; nous avons ouvert tous les pays, y compris les Etat-Unis. La crise de 2008 est alors survenue avec les conséquences qu’on lui connaît. Notre société n’a pas été épargnée malgré la croissance exponentielle que nous venions de connaître. Le groupe (et donc son actionnariat de fonds de pension américains) a décidé de fermer 7 sites dans le monde, dont celui que je dirigeais.

Quelle a été votre réaction ?

J’ai alors eu l’illusion d’être la personne la plus apte à gérer cette crise et la vague de licenciements qui l’accompagnait. Puisque de toute façon il fallait licencier, j’ai négocié au mieux les conditions financières de départ de mes salariés ; alors qu’en réalité, l’argent ne remplacera jamais un job. Finalement, l’incompréhension a été totale en interne (pourquoi l’activité devait-elle s’arrêter ?) et avec la maison-mère (pourquoi l’activité s’arrêtait-elle si lentement ?) ; j’ai fini par faire un burnout et par me faire licencier après 10 ans dans cette entreprise.

En analysant cette expérience, j’ai compris que j’avais renoncé à mes valeurs, qu’au lieu de faire grandir mes collaborateurs grâce à ces valeurs, je leur avais fait du mal. J’ai décidé de plus jamais procéder de la sorte, et je suis revenu à une sorte de “radicalité” de mes idées sur le plan du management. Je me suis alors lancé dans l’accompagnement aux entreprises. Je suis maintenant manager de transition depuis 2010, en ne passant jamais plus de 2-3 ans dans une entreprise.

Et comment avez-vous été “converti” à l’entreprise libérée ?

C’est lorsque j’ai rejoint ae&t, une PME du Sud-Ouest que l’occasion s’est présentée. Cette PME était assez célèbre par sa réalisation des scintillements de la Tour Eiffel ! Ces scintillements, ce sont des flashes d’alerte et le métier de départ d’ae&t, c’est la sécurité industrielle. Cette entreprise était en difficulté lorsque je l’ai rejointe en 2012. Elle avait déjà eu recours à un plan social, suite à la crise de 2008 le dirigeant précédent. Ce dirigeant, très bon technicien, avait décidé d’attendre que le contexte s’améliore, tout était figé, la société était dans une stratégie d’attente. A la demande de l’actionnaire, j’ai pris la direction d’ae&t avec pour objectif de faire quelque chose de différent. Mon intention était de remettre les gens au travail en leur proposant de mettre du sens dans leur travail.

De par mon parcours précédent, j’étais déjà familier avec le concept d’agilité. J’avais appris l’agilité sur le tas, mais je ne connaissais pas le vocabulaire de l’entreprise libérée. En réalité, il y a une échelle de maturité agile qui est en quatre niveaux. Je dirais que l’entreprise libérée c’est la dimension maximale de l’agilité. Il ne s’agit pas d’un changement d’organisation, mais d’un changement de culture d’organisation comme l’a décrit Isaac Guetz dans la préface de “Rupture douce, saison 3”.

Issac Guetz vous a donc inspiré ?

J’ai fait sa connaissance en 2014, grâce à l’Apm. Apm est une organisation qui prône le progrès de l’entreprise par le progrès du dirigeant. Lors de notre échange, je lui ai présenté ce que j’avais commencé à faire chez ae&t. Il m’a fait remarquer que j’étais déjà partisan et expérimentateur de l’entreprise libérée, la dernière étape étant de “jeter l’organigramme” !

"L’entreprise libérée c’est la dimension maximale de l’agilité." Claude Andrieux

« L’entreprise libérée c’est la dimension maximale de l’agilité. » Claude Andrieux

C’est donc ce que j’ai fait chez ae&t. Il y a eu des désaccords, le modèle ne convient pas à tous, certains sont partis… Mais l’actionnaire, lui, a été partant pour l’expérimentation, il m’a dit “quitte ou double”. L’organigramme a été supprimé, et depuis il n’a jamais réapparu.

Cette démarche a permis de remettre ae&t dans le droit chemin. Bien sûr, il y a eu d’autres actions, comme du refinancement. Mais c’est surtout le fait que les gens se responsabilisent et retrouvent de la motivation intrinsèque qui a permis que cette démarche d’entreprise libérée réussisse. Cette société aujourd’hui est en excellente santé. Elle n’a pas grossi parce que la taille de son marché ne le permet pas. La sécurité industrielle ne renouvelle pas les équipements dans les usines tous les jours et de nouvelles usines type SEVESO ne se créent pas non plus tous les jours. Mais la valeur de la société avait doublé lorsque l’actionnaire l’a revendue. Lors de la crise Covid, ae&t a su par le collectif, s’adapter. Elle a fait les économies nécessaires pour passer l’obstacle, sans pour autant supprimer d’emplois.

C’est donc à cette époque-là que commence réellement votre travail sur l’entreprise libérée ?

Oui, même si tout avait en fait commencé avec un des managers qui m’a formé à Renault, j’ai réellement mis en œuvre le concept d’entreprise libérée chez ae&t. Ce manager avait posé, sans le “conscientiser”, un jalon de l’entreprise libéré : “le rôle du manager est de se rendre inutile”. J’ai ensuite peu à peu appris sur le tas l’agilité qui est intimement liée au concept d’entreprise libérée, paroxysme de l’agilité. Ainsi, j’ai découvert le terme “entreprise libérée” en le faisant. Les processus, n’en parlons pas !

Dans le cadre du club des entreprises libérées porté par l’Apm, j’ai rencontré d’autres personnes qui étaient dans la même démarche. Mais elles avaient emprunté des chemins très différents. Avec ces personnes, des célébrités mais également d’autres comme moi qui le font tous les jours sans faire beaucoup de bruit, j’ai pu échanger et surtout partager un certain nombre d’expériences vécues, qui sont inspirantes. J’ai en particulier reçu Jean-François Zobrist de FAVI qui est venu à Jurançon voir ce que nous faisions chez ae&t.

Quelle méthode de mise en œuvre préconisez-vous ?

En fait, il n’y a pas de méthode systématique, chaque culture d’entreprise est différente ! Les seuls points communs entre nos démarches, c’était l’humilité, apprendre en marchant, avoir confiance en l’Homme. On avance au jour le jour, comme dans l’Agilité. En Agilité, on ne planifie que le court terme. On ne planifie surtout pas l’année qui vient . L’entreprise libérée, c’est pareil : on a une vision, on n’a pas d’objectifs de long terme, ça ne sert à rien.

Dans le cadre de l’entreprise libérée, il n’y a plus besoin de passer par des processus hiérarchiques pour avancer. Ça induit beaucoup de collaboration, mais surtout de formation. Chez ae&t, par exemple, tout le monde a été initié à des connaissances comptables, pour ne pas dire financières. On publiait en interne tous les résultats, tout le temps, alors que l’on ne publiait pas les résultats auprès du tribunal de commerce (le chiffre d’affaires était assez bas pour nous permettre de ne pas le faire). Même le cariste savait lire un compte de résultat, certes simplifié. Pour moi, il est illogique de mettre ses comptes à disposition de ses concurrents comme l’oblige la loi française, et de ne pas les diffuser auprès des collaborateurs. C’est la transparence qui doit être privilégiée !

Et vous avez continué dans cette voie…

Mon travail sur l’Agilité chez ae&t (et ses résultats !) a commencé à être connu. J’ai alors été contacté par un grand groupe, Legrand, qui m’a demandé de venir mettre en place l’Agilité chez eux. J’étais un peu dubitatif, je connaissais cette entreprise de réputation, excellence financière, “contrôle-commande” à l’état pur. Je leur ai demandé s’ils étaient sûrs de vouloir emprunter la voie de l’entreprise libérée. J’ai rencontré le RH, qui était sûr de ce qu’il voulait et qui avait bien compris ce que je proposais. En revanche, la Direction Générale n’avait pas tout à fait compris ce que je proposais. En particulier, je leur ai dit que la performance ne se pilote pas, qu’elle est le résultat de la démarche. Le Directeur de la Performance n’a pas apprécié !

Je ne comprenais pas ce que Legrand attendait de moi. Ce sont deux de mes anciens collaborateurs du temps de la PME médicale qui m’ont renseigné sur la réalité quotidienne. Ils travaillaient chez Legrand et ils m’ont expliqué qu’il existait un vrai risque psycho-social, c’est ce qui m’a convaincu d’intervenir. J’ai pris la direction de la R&D, pas pour des raisons techniques, mais pour pouvoir prendre connaissance de la situation. Je me suis retrouvé face à une situation inédite dans ma carrière. Comme j’ai l’habitude de rencontrer tous les employés, j’ai invité les collaborateurs à venir me voir, mon bureau était ouvert. Sur les 120 personnes sous ma responsabilité, une quinzaine étaient en suivi psychologique auprès de la médecine du travail, et 2 en burnout. Il y avait une vraie perte d’identité que je n’avais jamais rencontré à un tel niveau.

Qu’avez-vous fait ?

En investiguant les causes de ce mal être, j’ai compris qu’il résultait d’un ensemble de faits, d’un processus relativement long. Les employés avaient traversé trois périodes. Initialement, il y avait un directeur de la R&D exceptionnel qui décidait d’absolument tout, il était omniprésent. Ses équipes ont donc pris l’habitude de ne pas décider, les managers ont “désappris” la décision. Lors de son départ à la retraite, ce directeur a été remplacé par l’un de ses managers. Celui-ci avait appris à ne pas décider… En a résulté une période catastrophique, avec des décisions qui changeaient tous les jours. Et ensuite est arrivée la “mode” de l’Agilité, après la mise en place du Lean “à la française”, c’est-à-dire audit, suppression de postes, robotisation à outrance. C’est à ce moment-là que j’ai été contacté, pour les aider à mettre en place la vraie Agilité.

Ma première action a été de bannir le mot “Agilité”, il était très mal pris par les équipes. A titre d’exemple, le jour de mon arrivée, les syndicats étaient très réticents. Ils ont publié un tract annonçant “l’arrivée de l’expert de la méthode à Gilles”, Gilles étant le prénom du PDG ! Par le dialogue, j’ai réussi à convaincre les leaders syndicaux de la sincérité de ma démarche, ils y ont par la suite complètement adhéré et ont même été moteur.

Vous étiez donc complètement libre d’agir ?

Cette mission avait quand même un cadre donné, il n’était pas question de jeter l’organigramme de 50 à 60 000 personnes chez Legrand… Mon travail était limité à certains départements d’une Business Unit. Les processus que nous avons mis en place à la R&D ont quand même été adoptés par certaines autres BU. Dans l’échelle de l’agilité, nous sommes allés jusqu’au niveau 2, c’était le deal. Le 3, “il faut changer l’organigramme”, non. Le 4, “il faut changer la culture”, non. On était dans le “il faut remettre les gens au travail”.

Les projets ont recommencé à sortir. Les indicateurs du risque psycho-social sont passés du rouge au vert après deux ans. J’ai consacré la troisième année à quelques perfectionnements, mais mon job était terminé, je ne pouvais pas aller plus loin. Beaucoup de leaders de cette transformation ont d’ailleurs quitté Legrand après mon départ. Ils n’étaient pas insatisfaits, ils voulaient simplement aller plus loin dans la démarche, ce qu’ils ne pouvaient pas faire chez Legrand.

La suite de cet entretien paraitra dans un article ultérieur. Restez attentif !