Le 8 novembre, nous avions publié la première partie d’un entretien avec Claude Andrieux, homme libéré, manager de transition qui se consacre à la transformation des organisations en entreprises agiles et libérées. Voici aujourd’hui la suite (et la fin) de cet entretien.

Après votre expérience chez Legrand, quelle a été votre aventure suivante ?

En 2019, j’ai été appelé par une de mes connaissances depuis une vingtaine d’années, un dirigeant de PME qui sentait que son entreprise était en difficulté. C’était une société d’électronique, qui ne faisait que de la R&D, et qui avait besoin d’aide pour passer à la phase d’industrialisation. J’ai donc accompagné cette PME à temps partiel. En parallèle, je me suis formé au coaching professionnel. Cette formation m’a permis de perfectionner ma posture dans le cadre de mes activités.

Le COVID est arrivé un an plus tard. La PME que j’accompagnais étant spécialisée dans les composants électroniques pour les respirateurs, le chiffre d’affaires a été multiplié en 2020 par quasiment 15 ! Il a fallu accélérer la mise en production afin de répondre à cette augmentation de la demande imprévue. Les PGE ont permis d’alimenter le BFR. J’ai donc dû m’occuper des RH et de la finance pour recruter à hauteur de cette croissance. J’étais de facto en train de mettre en place un organigramme très plat, non par idéologie, mais par pragmatisme. En effet, ça aurait pris trop de temps de fonctionner autrement. Il ne s’agissait pas d’entreprise libérée, il y avait toujours un organigramme, mais très plat.

Pour ce qui était devenu un Groupe, j’ai recruté des gens avec des capacités de leadership. Avec des compétences techniques, bien sûr, mais également avec du savoir-être. Ça concernait la Responsable RH, la Qualité, les Achats. L’accent a été mis sur des profils qui recherchaient le bien commun, plutôt qu’une position hiérarchique.

Ma mission a été remplie en 3 ans, avec l’ouverture d’une usine de production de batteries en France, dans un domaine où la sous-traitance en Asie est monnaie courante. La notion d’Agilité est quasiment inexistante au sens du vocabulaire, mais présente dans les processus. La notion d’entreprise libérée, elle, n’est pas du tout officielle. Dans les faits, il n’y a pas de liens hiérarchiques, même s’ils apparaissent dans les contrats de travail. Dans ce cas-ci, il s’agit d’une entreprise construite, et non pas transformée comme habituellement.

Ma mission vient de se terminer en juillet dernier. J’ai décidé de quitter le Groupe et en particulier l’une des nouvelles filiales que je dirigeais en mode start-up, suite à une décision du nouvel actionnaire. Cette décision allait à l’encontre de ce que je prône, je ne pouvais pas y adhérer. Je ne voulais pas refaire la même erreur que quinze ans auparavant, lorsque j’ai trahi mes convictions personnelles.

Selon vous, y a-t-il des secteurs plus appropriés que d’autres pour la mise en place d’une organisation libérée ? 

Je ne pense pas qu’il y ait des secteurs plus aptes que d’autres. Comme le dit Isaac Getz, cela dépend de la volonté du dirigeant. Si le dirigeant à des convictions et l’envie sincère de transformer son entreprise, c’est faisable, quelle que soit la taille de l’entreprise, quel que soit son domaine d’activité. Il y a plein d’exemples dans le monde qui montrent qu’il y a de tout. L’exemple le plus récent, c’est Patagonia, qui s’est construit comme ça, intégralement. Il y a Gore, aussi, même si on en parle moins. Ce sont de grandes entreprises, et pourtant, elles fonctionnent de cette manière-là. Il y a de toutes petites PME qui le font aussi, sans faire de bruit.

Ce qui est valable pour les entreprises du secteur privé est aussi valable pour les collectivités. C’est plus compliqué avec le statut du fonctionnaire, surtout en France avec la catégorisation. Il y a malgré tout des choses faisables. J’accompagne actuellement une collectivité qui va vers cette transformation. C’est compliqué pour certains cadres, certes, mais c’est parfaitement faisable. Il faut être capable de mettre de côté des ambitions, parfois déplacées ; il y a autre chose dans la vie que de devenir chef !

Il n’y a donc pas de secteur non concerné. C’est une question de volonté, de patience, et surtout d’évolution culturelle. Un changement de culture, ça prend des mois, des années. C’est toujours un processus relativement lent. Un élément particulier, mais qui ne concerne peut-être que mon cas, c’est mon entrée par le biais de l’Agilité. Il est clair que les métiers de la création, les métiers conceptuels (comme l’IT, la R&D ou le Marketing) sont plus adaptés. Pour des métiers comme celui de la Production, le Lean convient mieux. C’est standardisant et structurant. Mais ce n’est pas une règle, quelqu’un avec une autre sensibilité fera autrement. Par exemple, j’enseigne à l’ESTIA, sur le sujet de l’Agilité pour la mécatronique. 

Quand vous intervenez dans une structure, respectez-vous une temporalité spécifique, vous mettez-vous un but ?

Je suis partisan de ne pas faire de planning, j’ai horreur de ça ! Dans beaucoup de cas, on passe beaucoup de temps à créer des plannings, à les mettre à jour, et personne ne les respecte. Dans le cadre de l’entreprise libérée, on partagera un planning de court terme, sur lequel il y a de l’engagement des personnes. Ce n’est pas un ordre, la personne s’engage devant ses collègues à réaliser la tâche. Ce sont donc les engagements de court terme qui permettent de parler d’objectifs.

Au-delà de ce court terme (qui se compte en jours, au mieux en semaines), on peut positionner des jalons. J’ai l’habitude de parler de “quotidien” pour les jours ou les semaines, puis de “saison”. La saison, dans l’IT, ça peut être par exemple la release d’un logiciel, un objet exploitable. Cet objet va vivre à travers le temps, avec des versions livrées de temps en temps, pas tous les jours. Cet objectif de moyen terme, cette saison, est un peu plus flou. Si l’on va plus loin, à l’échelle de l’année ou au-delà, on parle de “vision”. C’est un rêve, on ne sait pas si on y arrivera.

J’ai fait mien ce vers d’Antonio Machado : “Caminante, no hay camino, Se hace camino al andar”, c’est-à-dire “il n’y a pas de chemin, le chemin se fait en le parcourant”. Peu importe si l’on atteint ou pas le rêve commun, ce qui est important c’est ce que l’on a construit par le collectif, la progression du groupe humain dans ce cheminement.

Entreprise libérée - Claude Andrieux l'homme libéré : “Caminante, no hay camino, Se hace camino al andar” Antonio Machado

“Caminante, no hay camino, Se hace camino al andar” Antonio Machado

Il faut également garder la capacité de bifurquer. Beaucoup de gens traduisent l’Agilité par la capacité de bifurquer rapidement. Il ne s’agit pas de bifurquer en allant vite, mais de bifurcations collectives. Il ne s’agit ici encore pas de la taille du collectif. Plus la taille est grande, plus le virage sera lent, certes. Mais on peut prendre de grands virages avec des organisations importantes, dans la mesure où on a entraîné les gens à se remettre en question, à se projeter, à comprendre le système complet.

Pour en revenir à votre question lorsque j’arrive dans une organisation, je n’ai pas forcément d’objectifs, je n’ai qu’une promesse : celle de ne pas rester. A partir du moment où un manager doit savoir se rendre inutile, il ne peut pas rester ! D’ailleurs, je l’ai un peu trop répété à un moment, ce qui a pu inquiéter certains de mes collaborateurs. Par exemple, à la R&D chez Legrand, ce que j’avais mis en place était très différent de ce qui se passait dans le reste de l’entreprise. On faisait des jeux, on collait des post-its, j’avais supprimé les KPI, ce qui attirait la suspicion de la part des autres BU, on nous prenait pour des fous. Mais j’avais une autorisation de la Direction Générale pour opérer comme je le souhaitais.

Ça créait une différence culturelle importante avec le reste de l’entreprise. Je protégeais en quelque sorte mes collaborateurs, mais certains d’entre eux ont commencé à se dire : “Puisqu’il doit partir à un moment, qu’est-ce qui empêchera le retour à la culture d’avant ?”. J’ai donc décidé de nuancer les choses. Il s’agit de se rendre inutile fonctionnellement, pas humainement. J’ai gardé des liens humains forts avec quasiment la totalité des équipes que j’ai pu accompagner. 

Que reste-t-il donc après votre départ, à part ces liens humains ? 

Après mon départ, les choses continuent d’évoluer. Certaines sont conservées, d’autres sont abandonnées. Chez Legrand, pendant un an, ça s’est très mal passé après mon départ. Sur un des sites qui avait été volontaire pour se transformer, au premier coup de Trafalgar, on est revenu aux anciennes habitudes. Et là, une dizaine de leaders, qui n’étaient pas tous des managers, ont fait de la résistance. Plutôt que de se plier au retour des anciennes méthodes, ils ont refusé. Ça a été pour eux une période très difficile. Certains sont partis, mais ceux qui sont restés ont fini par gagner. Une des personnes que j’avais formée a pris à ce moment-là ma succession (elle n’avait pas été jugée prête lors de mon départ).

Chez ae&t, il y a quelqu’un qui occupe le poste de Directeur Générale aujourd’hui, c’est une obligation légale. Cette personne a plutôt une fonction commerciale. Il n’y a toujours pas d’organigramme. L’entreprise fonctionne toujours sur le même modèle, en y ajoutant des nouveautés. Par exemple, une demi-douzaine de personnes se sont formées à la Communication Non Violente, alors qu’il y a quatre ans elles ne savaient pas que ça existait. Ces personnes interviennent dans d’autres organisations aujourd’hui. C’était pas du tout un objectif au départ, mais c’est apparu comme quelque chose d’utile.

On peut toutefois observer que plus la structure est petite et isolée, plus la greffe a des chances de prendre. Dans ce cas, tout le monde se parle, plus fréquemment. L’information circule beaucoup mieux. Mais il ne s’agit pas que de la circulation de l’information, ce qui compte, c’est de se parler. Arriver à ce que 30 personnes se parlent toutes dans la même journée, c’est faisable, 300, non ce n’est plus possible. Dunbar l’a bien montré. C’est un anthropologue qui a montré que dans le fonctionnement des groupes humains, il existe plusieurs niveaux d’interactions avec un nombre spécifique d’individus à chaque fois.

Entreprise libérée - Claude Andrieux l'homme libéré : groupe d'individus

Le premier niveau est lié à la prédisposition de notre cerveau, à nos capacités visuelles et olfactives ; comme pour une tribu, le nombre idéal pour un projet, un travail d’équipe est de 7-8, maximum 12 individus. Un open space projet avec plus de monde, ça devient contre-productif, avec un bruit trop important. D’ailleurs, un open space silencieux, ce n’est pas bon signe, ça veut dire que les gens ne travaillent pas ensemble ! Ce nombre de 12 correspond au nombre de collègues que je peux voir en faisant un tour de 360 degrés. Il correspond également au nombre de personnes auxquelles je peux réellement penser dans la journée, avec une capacité empathique (hormis la sphère familiale !). C’est la règle qui est d’ailleurs suivie en Agilité et en Scrum.

Le deuxième seuil selon Dunbar correspond au phénomène de clan, il correspond à une cinquantaine d’individus. C’est le clan gaulois, typiquement. Il s’agit de la capacité que des équipes ont à se lier entre elles pour aller se battre contre l’ennemi. Cela permet de mobiliser temporairement un certain nombre de tribus, d’équipes, pour atteindre un but commun. Pour des projets de grande envergure, comme dans l’automobile ou l’aéronautique, on peut se structurer de cette façon, comme dans le SAFe. Il s’agit d’équipes de taille humaine qui se fédèrent, qui travaillent entre elles, pour construire quelque chose de gros, un avion, un bateau, un modèle de voiture.

Au-delà, on atteint la limite d’identité des groupes humains, c’est la limite de l’identité partagée intimement. Dans certaines entreprises qui grandissent, y compris par croissance externe, c’est une règle absolue. Chaque entité, si elle dépasse 150 individus, est divisée, avec une certaine autonomie de culture, des nuances qui peuvent être cultivées par rapport aux autres entités. C’est le cas de Gore, ou encore d’Accenture.

J’ai ainsi pu observer au cours de mes expériences successives que les petites équipes étaient plus réceptives à la démarche d’entreprise libérée, et qu’elles étaient plus à même de défendre et de conserver dans le temps les transformations acquises.