Cet article fait suite à un premier article sur cet excellent ouvrage qu’est « Good Strategy / Bad Strategy » de Richard Rumelt. Pour certains d’entre vous, si vous êtes en train de lire cet article c’est donc que vous avez longuement revu, sur Amazon Prime ou autres Netflix, OCS…  les aventures du colonel John « Hannibal » Smith, soit dans la série culte « l’agence tous risques » soit dans son non moins cultissime remake cinématographique. Dans l’article précédent vous aviez vu des exemples de bonne stratégie. Ici vous allez apprendre ce qu’il ne faut pas faire.

D’où vient ce concept de « Bad Strategy » ?

Rappel : pour Richard Rumelt, les marqueurs d’une mauvaise stratégie sont à ranger dans dans les 4 catégories ci-dessous, et bien évidemment il en suffit d’un pour constituer une suspicion de mauvaise stratégie.

  • Les buzzwords , ce que Richard Rumelt appelle du « Fluff » : bref je vais traduire ça par « du flan » : l’utilisation de mots abscons, d’anglicismes non maîtrisés ou de concepts ésotériques pour créer l’illusion d’une pensée profonde
  • L’absence d’un diagnostic identifiant une problématique clé
  • La confusion entre liste d’objectifs et stratégie
  • De mauvais objectifs stratégiques : soit parce qu’ils n’adressent pas des problèmes clés, soit parce qu’ils sont irréalistes (ou les deux)

Richard Rumelt a construit sa « théorie » en 2007 lors d’un séminaire en petit comité sur la sécurité nationale à Wahington D.C., organisé par le « Center for Strategic and Budgetary Assessment – CSBA ». Le séminaire était composé d’huiles telles que l’ancien secrétaire de la Défense américaine, le directeur de la CIA, … L’objectif était de comprendre les raisons du déclin dans la qualité des travaux sur la stratégie nationale des Etats-Unis. Après la seconde guerre mondiale et pendant toute la guerre froide, la stratégie de sécurité nationale était un sujet majeur et traité de main de maitres. La chute du mur de Berlin en 1989 a amené un besoin de refonte profonde de la stratégie de sécurité nationale des Etats-Unis. Ce besoin est devenu encore plus fort après les attentats du 11 septembre 2001.

Or sous l’administration de Georges W. Bush, que ce soit en 2002 ou en 2006, la stratégie de défense s’était principalement résumée à établir de manière détaillée des listes d’objectifs et de sous-objectifs, et la mise en avant d’une liste de valeurs telles que la démocratie, et le bien-être économique. Au centre de ces stratégies 2002 et 2006 se trouvait une nouvelle doctrine du Président Georges W. Bush qui était « répondre à la menace des armes de destruction massive avec des guerres préventives, si nécessaire ». Mais rien ne montrait que cette doctrine ait été déclinée en stratégie et plans d’actions cohérents. Or tout le monde se rappelle qu’en 2003, aiguillonnée par la qualité et les certitudes du renseignement américain, la chasse aux armes de destruction massive menées par les américains en Irak s’était finalement muée en débâcle. Ben non finalement l’Irak n’avait pas d’armement nucléaire, contrairement aux certitudes initiales du renseignement américain.

D’aucun aura aisément compris, de cet exemple, que déclencher une guerre préventive nécessite une performance et une qualité de renseignement qui va bien au-delà ce que qu’avaient montré les Etats-Unis en 2003. Pour autant rien dans la stratégie de sécurité nationale ne montrait de plan d’action ou de rupture dans le renseignement. De plus, d’aucuns imaginent aisément que lorsque les Etats-Unis annoncent s’engager dans une doctrine de guerre préventive, cela aura pour conséquence d’inciter les ennemis à améliorer leur capacité à opérer en secret et leur capacité à couvrir et brouiller les pistes. Bref une telle doctrine amène des modifications de comportement et de modes opératoires chez les adversaires qui doivent être anticipées et qui ne l’étaient absolument pas dans les stratégies nationales de 2002 et 2006.

Dans un autre chapitre de la stratégie nationale, il était écrit « les Etats-Unis travailleront avec les autres pour désamorcer les conflits régionaux ». C’est un slogan extrêmement superficiel. Y a t-il une autre alternative pour traiter les conflits régionaux ? On sait déjà qu’il est très peu probable que les Etats-Unis interviennent seuls partout dans le monde pour des conflits régionaux. Un tel slogan n’amène aucun guide utile pour l’action. Pire, un tel slogan, enterre sous le tapis, un petit détail gênant : c’est que ces approches coopératives sur des conflits régionaux sont de moins en moins efficaces (Afghanistan, Soudan, Ouganda, Népal…)

Autre exemple de slogan qui se substitue à une stratégie : Objectif de la stratégie nationale : « empêcher nos ennemis de menacer avec des armes de destruction massive, nous-même, ainsi que nos alliés et amis », complété dans le document de 2006 par la phrase « Notre but est de convaincre nos adversaires qu’ils ne peuvent atteindre leurs objectifs avec des armes de destruction massive, et donc les dissuader d’essayer d’utiliser ou acquérir de telles armes ». 🙂 J’imagine que comme moi vous souriez en lisant ce passage. Qu’est ce qui pourrait convaincre les ennemis des Etats-Unis que des menaces basées sur des armes de destruction massive ne leur permettra pas d’atteindre leurs objectifs ? La stratégie américaine pendant la guerre froide a exactement montré l’inverse. Ce slogan ressemble plus à un vœu pieux qu’autre chose.

Voyons les différents marqueurs d’une mauvaise stratégie selon Richard Rumelt, et quelques exemples.

Faire du flan avec des mots savants

C’est la capacité à reformuler des évidences avec des mots qui font « style genre ».

Exemple tiré de la stratégie d’une banque de détail : « Our fundamental strategy is one of customer-centric intermediation ». Tiens je viens de rajouter un critère supplémentaire à Richard Rumelt en essayant de traduire ce remarquable slogan : mon critère à moi c’est « quand on n’est pas capable de traduire en français une phrase en anglais, c’est qu’il y a baleine sous caillou ». Bref nul besoin de vous expliquer qu’une banque de détail c’est un intermédiaire entre un client qui dépose des fonds et un client qui emprunte des fonds. Customer-centric pourrait vouloir dire que cette banque est très compétitive en matière d’offre de service et de tarification, mais ce n’est clairement pas le cas. Bref une fois enlevé le vernis, on voit apparaître le joyau stratégique : « la stratégie fondamentale de notre banque est d’être une banque »

Je ne suis malheureusement pas capable de vous résumer l’exemple central pris par Richard Rumelt pour son critère « faire du flan avec des mots savants ». Il s’agit d’un exemple concernant Enron et sa stratégie de créer un marché de trading de bande passante. N’étant pas un expert du trading de l’énergie ou des marchés financiers ou des matières premières je ne me risquerais pas à essayer d’expliquer pourquoi la stratégie d’Enron dans le trading de bande passante télécommunications n’était qu’un ragout de demi-vérités, de schémas complexes et de mots savants qui font bien dans les salons où l’on cause.

Un des schémas de la stratégie d'Enron

Un des slides tiré de la stratégie d’Enron dans le trading de bande passante

La suite on la connait, Enron a fait faillite, et en parallèle les preuves de fraude dans sa comptabilité se sont accumulées, le scandale a entrainé dans sa chute la société d’audit Arthur Andersen. Et le marché du trading de bande passante ça n’existe toujours pas en 2021.

L’absence d’un diagnostic identifiant une problématique clé

Pour Richard Rumelt, une stratégie est nécessairement un chemin pour dépasser une difficulté ou franchir un obstacle. Si le challenge n’est pas défini il est impossible d’évaluer la qualité de la stratégie et donc impossible de rejeter une mauvaise stratégie par exemple.

L’exemple pris est celui de la société International Harvester qui a été un temps la 4ème plus grande entreprise américaine. La société a été créée en 1830 lorsque Cyrus Hall McCormick invente une machine à moissonner (tirée par des chevaux à l’époque). La société se développe dans les engins agricoles jusqu’en 1977. Cette année là, le conseil d’administration nomme un nouveau directeur général, Archie McCardell en provenance de Xerox. McCardell modernise l’organisation de la société notamment en s’appuyant sur le cabinet de conseil Booz Allen Hamilton et Hay Associates. McCardell amène aussi dans ses valises une nouvelle organisation financière et de la planification stratégique. En Juillet 1979 ils produisent un petit document intitulé « Plan stratégique ». C’était pour Richard Rumelt un exemple parfait de mauvaise stratégie.

Le plan était la consolidation de 5 plans stratégiques différents, chacun créé par une division de la société (équipements agricoles, camions, équipements industriels, turbines à gaz, pièces détachées). La stratégie globale était d’accroitre les parts de marché dans chaque division, réduire les coûts dans chaque division, et donc améliorer les marges et résultats. Un graphique montrant les résultats passés et futurs montre une magnifique courbe en crosse de hockey. Un déclin (les résultats des deux dernières années) suivi d’un regain immédiat et en amélioration régulière. Le plan stratégique ne manquait pas de détails. Dans la division Equipements agricoles par exemple, la stratégie était de renforcer le réseau de vente / distribution et de réduire les coûts de production. Les parts de marchés devaient passer de 12 à 20% face à des concurrents prestigieux comme John Deere, Ford, Massey Ferguson et J.I. Case. Bref c’était beau.

Le problème de tout ceci est que ce plan ignorait l’éléphant dans le magasin de porcelaine. Et il était impossible de le voir à la lecture du plan stratégique puisque tout simplement il ne le mentionnait pas. Cet éléphant c’était la performance et l’organisation industrielle dramatique de International Harvester, un problème qui ne pouvait être résolu simplement en mettant la pression sur l’encadrement pour accroitre les parts de marché ou réduire les coûts. International Harvester avait au cours de son histoire accumulé des acquis énormes pour ses plus anciens salariés. La marge brute était 2 fois plus faible que celle de ses compétiteurs et ce depuis longtemps. De plus, International Harvester avait le triste palmarès des plus mauvaises relations sociales et syndicales de l’industrie américaine.

Le résultat de cette stratégie fut le suivant : McCardell améliora le résultat la première année en réduisant tous les coûts administratifs. Ensuite il y eut une grève de 6 mois lorsqu’il essaya de négocier avec les syndicats et il n’obtint aucune concession de leur part. A la fin de la grève la société commença sa longue descente aux enfers. En 5 ans, elle ferma 35 de ces 42 usines et se sépara de 85% de ses salariés, et vendit ses divisions une par une, seule la division « Camion » survécut sous le nom Navistar.

Le plan stratégique de Harvester International en 1979, est certes démodée sur la forme, mais c’est typiquement ce que l’on retrouve aujourd’hui dans certaines sociétés ou le plan stratégique est un jeu de cases à remplir. Cela commence avec un tableau intitulé « Vision », puis un tableau « Mission / Raison d’être » puis ensuite un tableau des « Valeurs », puis un tableau des « Objectifs stratégiques », puis pour chaque objectif un tableau des « Stratégies », et enfin un tableau des « Initiatives à lancer ». C’est ce que Richard Rumelt appelle « Template-style strategy ». Comme pour Harvester, ce type de processus ne permet pas d’identifier et de traiter les problèmes fondamentaux d’une organisation.

La confusion entre liste d’objectifs et stratégie

Richard Rumelt prend ici l’exemple de Chad Logan, le PDG d’une agence de design qui l’avait contacté après une conférence. Logan était un ancien sportif de haut niveau, converti en artiste et enfin en super vendeur. C’était aussi le neveu du fondateur mort 2 ans auparavant. Il était alors devenu le principal propriétaire de la compagnie. Logan expliqua son plan à Richard Rumelt et c’était un plan simple. Il l’avait intitulé le 20/20 plan. Le chiffre d’affaire devait augmenter de 20% ou plus par an, et le résultat courant avant impôts devait être de 20% ou plus. « Voila notre stratégie » dit-il à Richard Rumelt. Mon problème est d’avoir tout mon encadrement aligné avec cette ambition. Richard demanda à Logan s’il avait travaillé d’autres éléments de la stratégie que la croissance du chiffre d’affaire et de la marge. Logan lui donna un document intitulé « 2005 strategic plan » qui n’était que des projections à 4 ans de ces chiffres. Il faut savoir que sur les 5 dernières années la société avait maintenu ses parts de marché et que son résultat courant avant impôts était de 12% (tout à fait typique de cette industrie). Toutes les projections de ce document étaient basées sur une croissance de 20% par an et un résultat de 20%

Richard lui dit que ce plan était très ambitieux et lui posa la question de ce qu’il fallait faire pour qu’il se réalise ? Logan lui répondit qu’il avait appris une chose au football américain, c’est que gagner nécessite de la force et de l’habileté, mais avant tout cela nécessite l’envie de gagner. Il compléta en disant « le secret du succès est de fixer des buts élevés. Nous allons nous transformer et continuer à pousser jusqu’à ce que nous y arrivions ». Evidemment Richard Rumelt ne s’attendait pas à cette réponse, il voulait surtout savoir comment une compagnie qui vivotait tout à fait correctement pouvait d’un seul coup exploser en terme de croissance et de résultat. Une stratégie est un levier. Il précisa sa question « pouvez vous clarifier quel effet de levier aller vous utiliser dans votre société pour atteindre ces résultats ? ». Logan se rembrunit et lui montra un texte de Jack Welch « We have found that by reaching for what appears to be the impossible, we often actually do the impossible ».

Richard Rumelt décida de ne pas se lancer dans un débat avec Logan à ce moment et lui demanda quelques jours pour réfléchir.  Lors de ce deuxième rendez-vous il luit dit que c’était une belle ambition, mais qu’une ambition n’avait jamais fait une stratégie. Et il ne recommandait pas à Logan de se lancer dans le plan qu’il avait élaboré. La compétition économique n’est qu’une question de force et de volonté, c’est aussi une compétition de la connaissance , des informations et des compétences. La volonté seule ne vous permettra pas de réussir votre plan 2005. Ils ne firent pas affaire, et Logan sélectionna un autre consultant.

De mauvais objectifs stratégiques

Une bonne stratégie focalise l’énergie et les ressources sur un petit nombre d’objectifs pivot dont l’atteinte permettra d’entrainer par effet de cascade un grand nombre de résultats et conséquences favorables.

Une forme possible de mauvais objectifs stratégiques est ce que Richard Rumelt appelle « la gamelle du chien » des objectifs stratégiques.  De telles listes sont souvent le résultat de réunions avec l’ensemble des parties prenantes où chacun s’exprime sur ce qu’il voudrait bien voir réalisé. A titre d’exemple il avait travaillé avec le maire d’une petite ville de la cote nord ouest. Son plan stratégique comprenait 47 « stratégies » et 178 actions. L’action n°122 était « créer un plan stratégique ».

Une autre forme de mauvais objectifs, sont les objectifs « ciel bleu ». Un objectif « ciel bleu » est juste une reformulation d’un état désiré du marché ou du fonctionnement de votre entreprise, et qui peut être utilisé pour passer sous silence les faits ennuyeux que l’on ne sait pas comment traiter. Dans tous les cas, il faut un diagnostic des raisons à la situation actuelle afin de se donner des objectifs qui permettent de lever les obstacles, sinon il est quasiment certain quel les objectifs n’auront aucune valeur opérationnelle dans le contexte. Richard Rumelt prend l’exemple du LAUSD (Los Angeles Unified School District) qui recruta en 2006 un nouveau secrétaire général (un ancien amiral de la marine américaine), David Brewer

Après une analyse rapide de la situation, Brewer définit le challenge de LASD : obtenir une amélioration significative de la performance dans les 34 écoles les plus faibles (sur les 991 que compte le district). Son idée était de se concentrer sur ses 34 écoles et d’étendre ensuite le système mis en place au reste du périmètre. L’idée de se focaliser sur les 34 écoles les plus faibles aux tests de performance (Academic Performance Index) était une bonne idée pour marquer la rupture avec le passé et tous les systèmes organisationnels mis en place au niveau du district. Mais en analysant uniquement l’Academic Performance Index, David Brewer mettait de côté un indicateur majeur : le taux de décrochage scolaire et notamment chez les élèves noirs américains ou d’origine hispanique (13 et 70% de la population scolaire). 33% des élèves noirs américains abandonnaient et 28% des hispaniques. La terrible réalité c’est que le meilleur moyen d’améliorer l’API était d’encourager les élèves les plus faibles à abandonner, l’API n’étant calculé que sur les élèves actifs. D’après Richard Rumelt, lorsqu’un leader caractérise un challenge clé par une sous-performance, c’est mauvais signe. Un challenge clé devrait être lié aux raisons de cette sous-performance.

Un exemple d’objectif ciel bleu : David Brewer avait, entre autres objectifs stratégiques, décrété qu’il fallait construire des équipes dirigeantes au niveau de chaque école et du district, « qui partagent les mêmes valeurs et fixent des attentes élevées pour tous les employés et étudiants et mettre en place une dynamique d’amélioration continue ». Cet objectif serait accompli en capitalisant sur les administrations en place et les dirigeants actuels au niveau du district et des écoles. Pour Richard Rumelt, cet objectif stratégique est mauvais : primo il n’y a aucun diagnostic permettant d’expliquer pourquoi les équipes dirigeantes ont baissé les bras et pourquoi les attentes sont faibles envers les élèves ou les professeurs. Deuxièmement il est incohérent de fixer un objectif de « transformational leadership » quand la stratégie explique que les équipes dirigeantes n’arrivent déjà pas à s’organiser pour gérer le quotidien, et que la réalité est qu’aucun dirigeant ne peut changer la couleur de l’encre de son sylo sans demander l’autorisation aux syndicats et à l’administration du district.