Pour le docteur en histoire économique Michel Volle, l’informatisation que nous connaissons depuis une quarantaine d’années correspond à une mutation de société comparable à la mécanisation au XIXème siècle.
Cette nouvelle économie qui émerge, il la nomme « iconomie » et en explique les tenants et aboutissants dans une tribune sur son blog michelvolle.blogspot.fr
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L’importance de l’informatisation est controversée. (…) Des économistes comme Robert Gordon, l’élève de Robert Solow, et l’écrivain Nicholas Carr s’évertuent à démontrer que l’informatique et l’Internet n’ont plus rien à apporter depuis que la bulle des années 90 s’est dégonflée. Jeremy Rifkin estime que s’il y a une troisième révolution industrielle, c’est celle de la transition énergétique. Jean-Marc Jancovici dit que la pénurie prochaine d’énergie fossile rend une décroissance inévitable, et qu’elle sera d’ailleurs nécessaire pour limiter le réchauffement climatique : il refuse de considérer l’informatisation alors même qu’elle est une des clés des économies d’énergie.
Pour que l’on puisse parler de « révolution industrielle » il ne suffit pourtant pas d’évoquer un secteur particulier comme les énergies vertes ou la biotechnologie, et moins encore la décroissance : il faut que la fonction de production de tous les secteurs soit transformée. C’est bien ce qui s’est produit avec la mécanisation au XIXe siècle puis la maîtrise de l’énergie au XXe.
Or c’est exactement ce que provoque l’informatisation : on le voit bien si l’on observe ce qui se passe dans les entreprises. L’informatisation bouleverse depuis 1975 le système productif en faisant émerger une « iconomie » qui, s’appuyant sur les rendements d’échelle croissants qui se diffusent à partir de la microélectronique, du logiciel et de l’Internet, transforme la nature des produits, la façon de produire et de commercialiser, les compétences, les organisations, la structure du marché, la forme de la concurrence et jusqu’aux préférences des consommateurs.
L’iconomie ne se réduit donc pas au secteur du « numérique » ni aux effets des TIC sur la presse, l’édition, les droits d’auteur etc. : c’est un mouvement d’ensemble qui soulève le système productif et, à travers lui, la société entière.
À terme les tâches répétitives physiques et mentales sont automatisées, chaque produit est un assemblage de biens et de services élaboré par un réseau de partenaires et la cohésion de cet assemblage, comme l’interopérabilité du partenariat, est assurée par un système d’information.
Certaines entreprises s’y sont déjà adaptées : des ETI en forte croissance comme Axon’ ou Asteelflash, de grandes entreprises comme Otis ou General Electric. La concurrence étant mondiale et rude, leur stratégie consiste à conquérir par l’innovation, en jouant sur la différenciation qualitative des produits, un monopole temporaire sur un segment de marché.
Elles adoptent souvent une même organisation : les usines sont automatisées ; le centre de recherche voisin avec la plus importante d’entre elles pour pouvoir associer l’ingénierie au design ; d’autres usines sont dispersées dans le monde, au plus près des clients. L’emploi réside pour l’essentiel dans la conception des produits et dans les services qu’ils comportent, ceux-ci étant assurés pour partie via le réseau, pour partie sur le terrain au plus près des clients. La « main d’œuvre » qui accomplissait des travaux répétitifs est ainsi remplacée par un « cerveau d’œuvre » auquel il est demandé de savoir prendre des initiatives et interpréter des situations imprévisibles.
L’iconomie n’est pas post-industrielle mais ultra-industrielle car l’industrialisation passe désormais par l’informatisation. La mécanique n’est pas supprimée mais informatisée tout comme l’agriculture, jusqu’alors dominante, a été mécanisée à partir du XIXe siècle.
Cette transformation est aussi importante que celles qu’ont provoquées les autres révolutions industrielles avec la mécanisation au XVIIIe siècle puis la maîtrise de l’énergie à la fin du XIXe. (…)
Rappelons-nous : la mécanisation a fait naître la classe ouvrière, la ville moderne, la compétition entre les nations industrielles pour la maîtrise des approvisionnements et des débouchés. Elle a attisé les nationalismes. L’industrie mécanisée ayant procuré aux armées des armes puissantes, les empires se sont affrontés dans des guerres dévastatrices. Nous ne pouvons pas aujourd’hui anticiper dans le détail les effets anthropologiques de l’iconomie. Ils seront certainement différents de ceux de la mécanisation mais d’une ampleur analogue pour le meilleur ou pour le pire.
Nous pouvons tout au plus anticiper les phénomènes les plus proches : l’informatisation du corps humain avec le téléphone mobile devenu un ordinateur connecté à haut débit au cloud computing, nœud géolocalisable d’un réseau de prothèses ; l’informatisation des choses elles-mêmes avec l’Internet des objets et l’imprimante 3D… Si l’iconomie transforme d’abord le système productif, elle transforme ensuite la société tout entière comme l’a fait la mécanisation.
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Certains craignent que l’automatisation des tâches répétitives ne détruise l’emploi. Pourtant, quand elle sera parvenue à l’équilibre de l’iconomie, l’économie connaîtra le plein emploi comme le fait toute économie à l’équilibre (…). Pour conforter ce que ce raisonnement a de formel, rappelons qu’en 1800 l’agriculture employait 66 % de la population active. Sa part est de 3 % aujourd’hui car l’économie mécanisée a créé beaucoup d’emplois en dehors de l’agriculture : qui aurait pu imaginer cela en 1800 ?
La transition sera cependant délicate : le plein emploi se fera attendre et les personnes seront contraintes à un pénible effort d’adaptation. Le système éducatif, qui a été conçu pour répondre à l’économie mécanisée, devra s’informatiser et surtout répondre à une exigence scientifique élevée, car l’articulation de la pensée et de l’action qui est au cœur de l’informatisation suppose de rompre avec le dogmatisme qui s’est imposé aux pédagogues et de restaurer la démarche expérimentale.
Malgré toutes ses promesses la perspective de l’iconomie fait donc peur. Les rares politiques qui l’entrevoient hésitent à l’annoncer et la plupart des entreprises n’avancent qu’à reculons (…)
Enfin l’élargissement du possible s’accompagne comme toujours de dangers inédits. Des catastrophes se produisent lorsque la supervision des automates est négligée et, surtout, l’informatisation procure des outils puissants à des délinquants (« optimisation fiscale », blanchiment).
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On peut donc ne pas aimer l’iconomie. La refuser serait serait pourtant mortel. Rappelons que la Chine, qui a été de loin la plus riche des nations jusqu’en 1840, a refusé l’industrialisation : elle s’est trouvée bientôt dominée par les nations industrielles. Un pays qui ne saura ni tirer parti des possibilités, ni maîtriser les dangers qu’apporte l’iconomie perdra bientôt son rang dans le concert des nations : il est vain de parler de compétitivité si l’on ne se soucie pas de maîtriser le système technique contemporain, qui s’appuie sur la microélectronique, le logiciel et l’Internet.
Pour conclure, notons que l’émergence de l’iconomie pose aussi un défi aux économistes. Tout comme l’ont fait ceux du début du XIXe siècle lorsque la mécanisation émergeait, nous devons nous intéresser à des monographies plus qu’à des totaux ou moyennes statistiques qui mélangeraient les entreprises de l’iconomie avec les autres. Alors que les outils d’observation et les modèles habituels considèrent par ailleurs l’entreprise comme une boîte noire, nous devons la pénétrer pour évaluer sa sémantique, l’organisation et la supervision de ses processus de production, ses relations avec le réseau de partenaires, l’orientation de sa stratégie.
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Source : http://michelvolle.blogspot.fr/2012/12/de-leconomie-liconomie-opportunites-et.html
Exemple possible d’iconomie :
un objet électronique, sous garantie, est tombé en panne chez moi.
J’appelle le fournisseur, qui me propose de passer, qui me dit qu’en général c’est un pb de réinitialisation.
Ah ? Premier point d’iconomisation concret.
« ne vous déplacez pas, si je peux le faire moi ! », lui dis-je. « Vous avez le manuel ? » « Non, mais envoyez le moi par mail »…
Chose faite, je fait la manip, sans succès.
Mais on a déjà fait un premier diagnostic, sans coût de déplacement physique d’un réparateur.
Donc un réparateur vient, et il y a deux hypothèses : soit c’est le module 1, démontable, soit c’est le module 2, très difficilement démontable.
Je demande : « n’est-il pas possible de faire un diagnostic de ces modules à distance, avec une connexion wifi et un système d’auto-diagnostic en machine-to-machine ? »
Si c’était possible, plus besoin de déplacements physiques, ou alors juste pour changer les trucs complèment grillés et à coup sûr.
« non… » me répond le réparateur, avec l’air de celui qui n’a pas compris ou qui me prend pour un extraterrestre comme Michel Volle doit souvent être considéré.
Le réparateur part donc avec le module 1. Et me rappelle dans l’heure. « C’est bien lui qui est HS, j’en ai un en stock, je reviens le changer ».
Bilan :
– 2 déplacements physiques, il y aurait pu en avoir 1 seul au mieux, ou 3 au pire (si je n’avais pas fait moi-même le 1er diag).
– Un échange standard de module, grosse boite, alors que si ça se trouve, c’est juste une puce à 10 cents qui est HS. Mais le temps de faire le diag, « c’est moins cher de faire un échange standard ». On troque, encore, de la matière (un module neuf contre un HS) contre du savoir (la capacité à diagnostiquer et à réparer le module HS)
Moralité : notre société richissime troque indéfiniment de l’énergie et de la matière contre du savoir.
Si nous étions, réellement, en démarche de développement durable, nous ferions le contraire.
Sauf que vraisemblablement, le savoir est plus rare que l’énergie et la matière.
Jusqu’à quand ?