Les débats de ces derniers mois autour de l’utilisation de la chloroquine dans le traitement des patients atteints du COVID 19 illustrent selon moi deux modes de pensée qui s’opposent : d’une part l’enthousiasme et de l’autre la défiance vis-à-vis de l’innovation. Avant même cette crise sanitaire, notre époque se caractérisait déjà par la croissance exponentielle de sa complexité, notamment induite par les nouvelles technologies du numérique. La métamorphose numérique (concept posé par Francis Juttand) en cours doublée de la crise sanitaire qui s’abat sur nous questionnent plus que jamais notre rapport à l’innovation.
Situation de crise et principe de précaution : une incompatibilité ?
Le principe de précaution : kézako ?
Dans les années 1980, l’affaire du Sang Contaminé apparaît au grand jour en France. Des milliers de patients receveurs sont contaminés par le VIH et la gestion de cette crise par les autorités sanitaires et politiques est mise en cause : mauvaise communication, manque d’organisation, absence de procédures de test ; En d’autres termes, il aurait fallu faire plein de choses qui n’ont pas été faites : tester systématiquement les donneurs, limiter les dons de sang, avertir les donneurs positifs au VIH, etc. A juste titre, cet évènement a marqué les consciences et le terme de “principe de précaution” est ressorti du jargon scientifique : en l’absence de connaissances approfondies sur les risques d’un changement (induit par une invention, une proposition, une situation nouvelle ou autre), il faut anticiper, prévenir voire se priver. Quelques années plus tard, le sommet de Rio de 1992 entérine d’ailleurs cette posture en véritable disposition pour ce qui touche à la santé et à l’environnement.
Ce principe de précaution est donc ancré en nous et conditionne puissamment notre manière d’accueillir l’innovation dans le domaine de la santé. Voyez plutôt l’accueil réservé à la cigarette électronique et plus récemment à la chloroquine.
Le principe de précaution nous protège
Le principe de précaution est extrêmement facile à critiquer : il nous empêche et nous sommes incapables d’en constater les bénéfices… Pourtant, combien de vies a-t-il sauvées ? Il s’oppose par essence au processus d’innovation car il est procédurier et s’inscrit dans le temps long… Et pourtant, combien d’automobilistes, de passagers d’avions, de voisins de centrales nucléaires, de patients les analyses de risques ont-t-elles permis d’épargner ? Car le principe de précaution ne s’applique pas qu’à la santé. Il infuse globalement dans toutes nos activités.
La posture industrielle
Pour être “soutenable” dans un univers où le principe de concurrence fait loi (littéralement), toute activité a vocation à s’industrialiser, c’est-à-dire qu’elle doit être maîtrisée et optimisée. Ce processus d’industrialisation est infiniment long par définition et il ne peut se faire que dans un univers où les variables de l’équation offre/demande sont stables. Dans le domaine de la santé par exemple, la demande est constituée par les patients et l’offre par la capacité à traiter. Résoudre cette équation en situation de stabilité consiste à s’inscrire dans une “posture industrielle” : on applique le principe de précaution, on standardise, on contrôle, on optimise.
Dans la crise actuelle, l’équation devient pourtant instable, insolvable tout d’un coup : on prévoit péniblement la demande et l’offre est saturée – la posture industrielle ne suffit plus et pourtant nous la partageons tous plus ou moins :
- C’est à mon avis une des origines du débat autour de la chloroquine (comment peut-on généraliser l’application d’un traitement dont, certes, les experts intuitent qu’il est très performant mais dont l’efficacité n’a pas été industriellement contrôlée ?).
- De manière générale, c’est très certainement ce qui rend le processus d’innovation aussi complexe (difficulté à s’extirper de cette posture industrielle qui nous pousse à anticiper, et contrôler avant même de tester).
Le refus des solutions providentielles : exemple de la cigarette électronique
En ce qu’elle tire sa puissante efficacité à résoudre des problèmes par le déploiement de processus standardisés, éprouvés et sécurisés, la posture industrielle accepte mal la possibilité de solutions providentielles – j’en reviens à mon exemple de la cigarette électronique :
le tabac tue environ 70 000 personnes par an en France, en cela il constitue un véritable problème de santé publique. Pour le traiter, la machine industrielle à régler les problèmes a été lancée : vastes campagnes de communication, plan de taxes progressives, etc. 20 ans après le début de la bataille, la stratégie fait ses effets et le nombre de fumeurs commence à diminuer. En parallèle, une innovation se démarque et promet de traiter presqu’immédiatement le problème : la cigarette électronique. Si on maîtrise bien les risques liés à un plan de communication ou à une augmentation de taxes, on connaît forcément beaucoup moins ceux propres à l’ingestion répétée d’une substance nouvelle, donc : posture industrielle, principe de précaution : il faut tester, mesurer le risque, valider, etc. – 20 ans de procédure. En attendant que ces procédures de tests arrivent à leur termes, la cigarette électronique n’est ni plus ni moins qu’une cigarette (dans la loi, dans nos moeurs).
En mode “posture industrielle”, il n’est pas envisageable de troquer un risque dont on sait qu’il est extrême (COVID-19, cigarette) contre un risque dont on ne connaît pas l’ampleur (effets secondaires de la chloroquine ou de la cigarette électronique), ce notamment au nom du principe de précaution.
Conclusion
L’innovation fait parfois une concurrence déloyale et insolente à notre imaginaire industriel, notre besoin très justifié d’anticipation et de contrôle. Pourtant force est de reconnaître que face aux situations de crise, aux univers changeants, il est souvent impossible d’appliquer les procédures qui fonctionnent en temps normal parce que les temps sont justement anormaux, parce que les équations changent trop vite (variables du risque, de la demande, de l’offre). Le principe de précaution nous protège, il génère néanmoins une inertie dans notre adaptabilité, moins par l’inaction que par le trop plein d’actions.
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