Les deux hackeurs en chef des services numériques et de l’informatique d’Etat – Henri Verdier et Pierre Pezziardi – livrent leur témoignage de l’expérience démarrée en 2013 avec Data.gouv, alors Etalab, qui visait à transformer la mission obligatoire du Cerfa numérique en projet citoyen pour pouvoir offrir aux citoyens la plateforme pour « discuter des données pour les rendre indiscutables ». Ils livrent également leur vision pour aller plus loin.
Le double défi du numérique
La métamorphose numérique de la France représente un double défi pour la puissance publique :
- Elle doit d’abord intégrer les gains d’efficacité permis par les outils, les méthodes et les acteurs de la révolution digitale pour remplir ses missions et pour ne pas être « ubérisée » ;
- Elle doit également accompagner la réussite de la conversion de la France vers le numérique, en tant que matrice définissant le terrain de jeu des acteurs économiques et sociaux.
Les nouveaux paradigmes de l’économie numérique
L’efficacité des nouveaux acteurs de l’économie numérique prend à contre-pied les principes d’efficacité de la révolution industrielle précédente, et repose sur de nouvelles règles du jeu :
- Distribution du savoir (vs concentration du savoir) ;
- Personnalisation (vs standardisation) ;
- Alignement des « penseurs » et des « faiseurs » (vs subordination) ;
- Transparence, responsabilisation et contrôle a posteriori (vs contrôle a priori).
Ces règles du jeu de l’économie numérique sont en résonnance forte avec les principes directeurs formalisés par Gilles Babinet dans son livre « l’ère numérique, un nouvel âge de l’humanité ».
La résistance des organisations face au numérique
Les auteurs rappellent les exemples de besoin d’amélioration du service en France en citant notamment « l’école sclérosée, procédures kafkaïennes » (1) et autre « bureaucratie aveugle »(1).
Startup d’Etat oblige, l’exemple est approfondi sur les procédures administratives, dont les auteurs rappellent que 75% sont encore faites par papier en 2014. En 2015, l’incubateur d’Etat développe une solution favorisant la dématérialisation mais rencontre peu de « clients » dans les administrations(2).
Les organisations existantes vivent une tension permanente en leur sein, entre deux profils : les « administrateurs » – souhaitant de la stabilité été la pérennité de fonctionnement de l’organisation – et les innovateurs – voulant au contraire tout remettre en cause et transformer pour régler les problèmes. Leur conclusion est que, si les deux profils sont nécessaires, les administrateurs et les innovateurs ne peuvent cohabiter dans la même structure.
Le changement numérique repose sur une « révolution copernicienne »(1) d’abord des mentalités : les entreprises doivent davantage faire confiance aux individus, à leur capacité d’autonomie, en leur donnant du sens. Les champions, à venir dans cette deuxième phase de la révolution industrielle, auront un modèle qui reposera sur les valeurs d’ouverture et de confiance, d’intimité avec l’usager et d’alignement stratégique sur ses intérêts.
Le numérique une révolution des usages avec ses exigences
Les auteurs dressent leur liste des exigences liées au changement d’époque :
- Première exigence : le sens, la collégialité et l’action ;
- Deuxième exigence : la qualité du service public, c’est-à-dire l’amélioration tangible de la situation des citoyens ;
Après avoir salué l’engagement des acteurs de terrain, les auteurs griffent l’administration centrale (trop loin des réalités du terrain) et le management par indicateurs de rang 2 pour assurer le pilotage en adéquation avec l’amélioration tangible de la situation des citoyens. Et de citer une initiative portée avec des collèges permettant d’accélérer les procédures, que le Ministère reporte dans l’attente de la solution miracle descendue du central.
Beta.gouv.fr
Depuis juin 2013, l’État a pu expérimenter une nouvelle manière de construire des services publics numériques.
Pour assurer l’innovation radicale les « startups d’État » ont été isolées de toute contrainte.
Après trois ans d’existence, plus de vingt services numériques ont émergé (dans le sillage du premier succès de data.gouv.fr en 2013) : Marché public simplifié (qui facilite 15% de la commande publique française), mes-aides.gouv.fr, Labonneboite.pole-emploi.fr…
Les auteurs évoquent laconiquement la « sobriété des moyens » et ne s’attardent pas sur la comparaison avec les projets plus traditionnels de l’Etat, que nous ne pouvons nous empêcher de citer : ONP(3), Louvois, SIRHEN… Tant de projets arrêtés, après de lents dérapage de planning et de forts dépassements de budgets de plusieurs dizaines voire centaines de millions d’euros. Si les raisons de ces dérapages de projets cathédrales sont largement décrits, Pierre Pezziardi et Henri Verdier présentent les ingrédients de leur recette à succès.
Ingrédients et intangibles des startups d’Etat
Les ingrédients de la recette des startup d’Etat (convictions fermes et non négociables !) :
- régler des problèmes réels et mesurables,
- confier le sujet à un responsable totalement engagé,
- laisser une grande autonomie à l’équipe,
- travailler en méthode agile autour des retours d’usages d’utilisateurs réels,
- laisser aux développeurs le choix des outils technologiques.
Nous retrouvons les convictions de Pierre qu’il sait mettre en œuvre avec son panache :
- chercher un innovateur (et pas une innovation) ;
- consolider une vision en un slogan ;
- inviter un groupe de travail ouvert ;
- garantir une stricte autonomie ;
- négocier le périmètre, pas la date ;
- investir sur ses succès.
Les auteurs donnent également quelques abaques : une startup d’Etat, c’est 6 mois et 200 k€ de budget. Si elle ne rencontre pas son marché, elle ferme. Si et seulement si elle rencontre son marché, le service numérique entre dans une nouvelle phase de 18 à 36 mois supplémentaires pour pérennisation, industrialisation et diffusion.
Toutefois, pour les Startups d’Etat, la collaboration – voire à terme – l’intégration avec les structures existantes n’est pas toujours aisée. Les auteurs illustrent avec le site labonneformation.pole-emploi.fr/ qui aide les demandeurs d’emploi à identifier la formation et son taux de succès au retour à l’emploi sur la base des données ouvertes par les régions. Ils indiquent qu’en septembre 2016, plusieurs régions n’avaient pas encore donné leur autorisation à ouvrir leurs données (pourtant considérées comme publiques…).
Le modèle de l’incubateur d’Etat, pour repousser encore les limites
Malgré les beaux succès de ses nouveaux services numériques, l’incubateur co-porté par les auteurs doit dorénavant entrer dans une nouvelle phase. Se pose la question de l’ingénierie du financement de l’innovation dans la sphère publique. Les startups bénéficient d’un cycle vertueux avec des financements qui augmentent à mesure de leurs réussites (contrairement aux projets industriels dont le financement est maximal au lancement puis résiduel avant l’industrialisation… et les difficultés). Le livre avance l’hypothèse d’une généralisation de l’innovation par un financement de 0,1% innovation pour que toutes les administrations investissent dans leur incubateur.
Les auteurs constatent également que l’incubateur d’Etat fonctionne, depuis son démarrage, pour moitié avec des agents de la fonction publique et pour moitié avec des intervenants externes.
L’incubateur ne voit pas la portée de son action réduite aux premiers pas de ses produits. Les champs ouverts par les premières versions des services numériques de l’incubateur d’Etat peuvent s’inscrire dans un nouveau rôle de l’Etat, voire de nouveaux modèles de société. Par exemple, au bout de Marché Public simplifié (service numérique), ce serait une simplification du code des marchés publics, voire un changement de relation entre l’Etat et ses fournisseurs.
Pierre Pezziardi et Henri Verdier ouvrent un double champ d’actions pour les innovations portées par deux équipes spécifiques de l’incubateur d’Etat :
- le traitement du stock des excès de bureaucratie, soit l’ensemble des micro-améliorations des organisations ou comment gommer en permanence tous les irritants qui démotivent, frustrent voire paralysent chacun dans ses droits et devoirs ;
- le traitement du flux, soit l’automatisation – et pas seulement l’informatisation – systématique de toute nouvelle loi ou nouveau décret.
Avant de conclure, le livre pose le sujet des Communs qu’il définit comme « un bien public (accessible à tous), cultivé en commun par ceux qui l’utilisent » et rappelle l’importance pour l’Etat – et ses citoyens – à prendre position rapidement sur ce sujet, comme a commencé à le faire la loi République Numérique.
Evidemment, les auteurs soulignent tant les difficultés à affronter – l’illustrant par « la traversée du désert devant nous » dans cet exode numérique – que les gains attendus de retour du sens, à l’autonomie de l’action des artisans voire le rêve du bonheur au travail.
Notes
(1) Citation du livre
(2) Un an plus tard, une solution d’une grande simplicité de mise en oeuvre, mais toujours peu de passages à l’acte (une vingtaine de projets, sur un potentiel de dizaines de milliers).
(3) Rapport de la Cour des comptes « La refonte du circuit de paie des agents de l’État : un échec coûteux »
Les auteurs
Pierre PEZZIARDI
Entrepreneur en résidence au sein de la DINSIC, animateur de l’incubateur de startups d’État, associé chez KissKissBankBank et cofondateur du cabinet de conseil OCTO Technology.
Pierre est également un alumni d’ISlean consulting (en 2013).
Henri VERDIER
Directeur interministériel du numérique et du système d’information et de communication de l’État (DINSIC). Cofondateur de la société Odile Jacob Multimédia puis de la société MFG-Labs, ancien président du pôle de compétitivité Cap Digital.
Livre publié par Fondapol.