Pourquoi et comment se tourner vers la création de nouveaux espaces stratégiques

Après 15 ans de recherche, les auteurs (professeurs et chercheurs en stratégie et management à l’INSEAD)  ont souhaité apporter des réponses à un sujet étonnamment délaissé : la création de nouveaux espaces stratégiques (= océans bleus).

L’ouvrage se distingue ainsi des traditionnels manuels de stratégie menée en marché concurrentiel pour ouvrir de nouvelles perspectives. Les auteurs présentent de fait une méthodologie systématique permettant à toute entreprise de modifier les fondements de son secteur ou de son marché dans le but de créer un nouvel espace stratégique,  gage de croissance et de profits.

Stratégie Océan Bleu : à la recherche de nouveaux espaces stratégiques vierges dépourvus de toute concurrence

Le marché se décompose en deux sous-espaces complémentaires que sont l’océan rouge et l’océan bleu.

  • L’océan rouge correspond à l’habituel espace concurrentiel où les belligérants s’opposent au sein d’un périmètre bien défini, lors d’un rude combat dont les règles sont connues et partagées.
  • L’océan bleu correspond quant à lui à un nouvel espace stratégique au potentiel encore inexploité. Un espace qui crée la demande plus qu’il ne la conquiert.

Dans ce cadre, les caractéristiques d’une stratégie océan bleu apparaissent naturellement comme étant le dual de ce que l’on observe sur les marchés concurrentiels :

  • S’abstraire du champ de bataille connu pour créer de nouveaux espaces stratégiques vierges et fertiles
  • Mettre ainsi la concurrence hors-jeu plutôt que de l’affronter et de chercher à vaincre par tous les moyens
  • Créer et faire émerger une nouvelle demande plus qu’exploiter la demande existante
  • Sortir de l’inexorable arbitrage de Porter entre différenciation et domination par les coûts (l’un des dogmes de la stratégie concurrentielle) qui ne présentent pas d’incompatibilité structurelle

Le concept d’innovation-valeur (« value-innovation ») comme pierre angulaire de la stratégie Océan Bleu

Contrairement aux stratégies Océan Rouge qui ne génèrent pas de surcroît de valeur conjointement pour l’acheteur et pour l’entreprise, la stratégie Océan Bleu mène de front augmentation de valeur et réduction des coûts.

  • Réduction des coûts par atténuation ou exclusion de certains critères de valeur historiquement reconnus par le secteur, parfois aveuglément -> divergence
  • Augmentation de la valeur pour l’acheteur  par renforcement ou création de critères jusque-là ignorés ou négligés par le secteur -> focalisation

Cette conjonction du renforcement de la valeur pour l’acheteur (utilité/prix, l’utilité pouvant se manifester sous forme de gain de productivité, de simplicité, de plaisir, de diminution des risques, …) et pour le vendeur (prix-coûts) constitue le concept d’innovation-valeur, pierre angulaire de la stratégie Océan Bleu. L’innovation-valeur doit permettre de trouver l’équilibre optimal entre les trois données fondamentales d’une offre que sont l’utilité, le prix et le coût.

L’ouvrage décrit des outils de diagnostic et de formalisation permettant d’explorer les pistes susceptibles de conduire à un océan bleu et de définir ainsi un nouveau positionnement maximisant l’innovation-valeur.

Voir au-delà des frontières, déconditionner son regard pour déceler les opportunités maximisant l’innovation-valeur

De manière générale, l’étude prône un regard qui prend de la hauteur et transcende les frontières entre secteurs, entre clients. Des pistes sont évoquées pour rechercher de manière efficace l’innovation-valeur :

  • cibler au-delà de la demande existante en tentant de capter une partie des  non-clients (ex : avec la Wii, 1ère console de jeu transgénérationnelle, Nintendo a su rallier à sa cause des seniors)
  • tenir compte des tendances prégnantes (technologiques, démographiques, sociétales, environnementales, etc)
  • explorer les offres d’autres secteurs satisfaisant un même besoin client (ex : comparatif des offres avions / trains / voitures pour un même besoin qui est celui de se déplacer)
  • explorer la chaîne des acheteurs-prescripteurs-utilisateurs (les motivations d’acquisition/ utilisation d’offre entre prescripteurs, acheteurs et utilisateurs sont différentes et présentent autant de prismes ou leviers distincts pour modeler une offre)
  • etc

Toute stratégie Océan Bleu réussie doit par ailleurs respecter le séquencement stratégique, consistant à s’assurer que l’on puisse répondre par l’affirmative aux conditions nécessaires suivantes (dans l’ordre chronologique) : utilité pour l’acheteur, accessibilité des prix pour les acheteurs ciblés, rentabilité, capacité à surmonter les éventuels écueils, qu’ils soient externes (règlementation, législation, financements, barrières à l’entrée, etc) ou internes (réorganisation, culture d’entreprise, capacités d’investissements, etc).

Une étude certes prometteuse mais partielle et partiale

Si l’ouvrage a le mérite de formaliser une démarche stratégique sortant de l’ornière de la stratégie concurrentielle (axiomatisation du concept et systématisation d’une méthodologie), bien des points ne sont que partiellement traités si ce n’est esquivés.

L’étude demeure essentiellement statique et non dynamique, la dimension temporelle étant absente du modèle. La question des phases de transition successives entre océans rouges et bleus n’est qu’à peine effleurée. Comment assurer un minimum de durabilité à un océan bleu nouvellement créé ? Comment évaluer le bon moment pour quitter un océan bleu se transformant en océan rouge ? Comment trouver pour l’entreprise le juste équilibre dans la gestion de portefeuille d’offres entre océans bleus et rouges ? Aucune réponse n’est véritablement apportée à ces interrogations.

Par ailleurs l’ouvrage ne mentionne pas d’échecs de stratégies océans bleus sur lesquels capitaliser et affiner la théorie. Se dégage une sensation trompeuse de facilité et de réussite assurée. Les exemples de succès « océan bleu » sont reconstitués a posteriori, au travers d’un prisme biaisé qui passe sous silence les périodes d’essais-erreurs, de défrichage, de sérendipité.

Ajoutons que des stratégies alternatives telles que la stratégie « suiveurs rapides » présentent également des succès remarquables (ex : Samsung sur le secteur des smartphones et tablettes).

Au final, d’innombrables enseignements sont à tirer de cette lecture qui doit cependant s’abstraire d’une présentation pouvant apparaître comme dogmatique… Doux paradoxe.

Ludovic Alonzi