ISlean consulting était présent à cette session des séminaires sur la Transformation numérique de l’Ecole de Paris du management.

Transformation numérique du groupe de presse Amaury

A cette session, Philippe Carli, « directeur général, CEO et administrateur, d’octobre 2010 à novembre 2015 » venait raconter son expérience de redressement des titres du Groupe Amaury, l’Équipe et le Parisien.

Le groupe Amaury a été créé par Emilien Amaury au sortir de la deuxième guerre mondiale, en créant le Parisien libéré, devenu le Parisien. C’est devenu au fil du temps un grand groupe de presse, d’événements sportifs et de services.

2010, une situation très dégradée pour Le Parisien et l’Equipe

À l’arrivée de Philippe Carli, en 2010 :
– les événements sportifs se développent ;
– les journaux perdent de l’argent, le Parisien depuis pas mal de temps, l’Equipe depuis plus récemment.

Les volumes et les revenus sont en chute de plus en plus forte : en 2010, baisse de 3 à 4% par an, 2 ans après, baisse de 10 à 12% par an. Au total 3 milliards d’exemplaires en moins, soit 35% en volume, et 2,5 G€ de manque à gagner sur la durée, soit -25%.

Le mauvais remède est choisi pour lutter contre la chute des revenus : l’augmentation des prix, qui donne dans un premier temps l’illusion de limiter la casse, mais accélère surtout la perte de lecteurs.

Ce mouvement est celui vécu aux États-Unis une dizaine d’années avant la France.

Logo du journal le Parisien

Le journal le Parisien

La révolution du numérique du Groupe Amaury

Le groupe Amaury a vécu l’arrivée de l’internet et du mobile comme tous les groupes de presse : cela a été une révolution.

Le modèle économique historique était :
– de la vente de journaux, au numéro ou en abonnement ; en Presse Quotidienne Régionale, (PQR) plutôt par abonnement, en Presse Quotidienne Nationale (PQN), plutôt en vente au numéro ;
– de la publicité : c’est un media de notoriété, avec des prix très élevés. Pour un indice 100 sur support papier, le prix d’un espace publicitaire est de 10 en web et de 1 sur media mobile. Par ailleurs, 75% du marché de la publicité web et mobile est capté par les GAFAs ;
– des petites annonces, avec une forte concurrence du web.

Le groupe a vécu trois conjonctions très dures :
1- La chute naturelle du nombre de lecteurs
A chaque génération, le nombre de lecteurs des journaux papier chute d’un facteur 10. Aujourd’hui, la moyenne d’âge des lecteurs est de plus de 60 ans. Et les jeunes ne se mettent pas au papier.

2- De l’autre côté, les liseuses et tablettes ne prennent pas le relais. Le marché de la liseuse stagne pour les journaux.
C’est bien moins vrai pour les livres, car il y a un rapport sensuel avec l’objet physique. Les éditeurs de livres ne souffrent pas autant du numérique.

3- Les organisations de presse sont des organisations installées, avec leurs habitudes acquises depuis des décennies, voire un siècle, ce qui leur confère une certaine inertie.

Le journaliste écrit, le chef relit, la secrétaire de rédaction met en page dans le journal, un correcteur relit…

Un métier et un contexte très particuliers

Ce travail est quotidien, 365 jours par an, avec un bouclage le soir, nécessitant des récupérations d’horaires, compte tenu d’un milieu très syndiqué, héritage de la seconde guerre mondiale. Il y a une mainmise de syndicats puissants comme la CGT au livre.

Avec Emilien Amaury, le Groupe Amaury a traversé dès les années 70 des mouvements sociaux et combats homériques.

Paris, le 12 juin 1975 : Des syndicalistes de la CGT et de la CFDT défilent de République à Bastille pour soutenir les revendications des ouvriers du Livre et des travailleurs du Parisien Libéré. Photo : Rue des Archives/Agip

Paris, le 12 juin 1975 : Des syndicalistes de la CGT et de la CFDT défilent de République à Bastille pour soutenir les revendications des ouvriers du Livre et des travailleurs du Parisien Libéré. Photo : Rue des Archives/Agip cité par L’Humanité

Le résultat est que pour chaque poste, il faut 2 personnes.

Comme la presse a été historiquement riche, et les patrons peu courageux, c’est un milieu qui a reçu de très nombreux acquis sociaux : 35h, 60 jours de congés payés. Cela a conduit à avoir besoin de 3 personnes par poste !

En outre, la presse, c’est comme un produit frais. Ce qui n’est pas vendu le jour est perdu. Donc une journée de grève sur un titre, c’est 500 k€ de perdu, 2 titres, c’est 1 M€ / jour. Cela donne aux partenaires sociaux de gros moyens de pression sur la direction et les actionnaires.

Des plans de transformation de grande ampleur

Une réflexion à 10 ans a été lancée et pas juste à 3 ou 4 ans, où il a été considéré qu’on ne faisait que des évolutions marginales. Un plan à 10 ans a été aussi jugé plus crédible, compte tenu de l’ampleur des changements à conduire.

Il en a résulté trois chantiers :
1- La restructuration industrielle. Le groupe a intégré ses propres imprimeries avec une vision nationale.
2- La refonte de la distribution, avec là aussi l’intégration en propre en IdF. Il y a eu mutualisation avec Neopresse de La Poste, puis création d’une joint-venture.
3- Un plan de réduction des coûts : achats, surfaces, notes de frais, électricité… Modernisation des process, introduction de plus de transparence.

Il y a eu aussi une mutualisation des fonctions support entre les deux titres : la comptabilité, la gestion avec la mise en place de SAP en se tenant au pur standard), la DSI, la DRH.

Cela a résulté en 300 départs sur 1 500 soit 20% des effectifs.

Des pratiques industrielles, en rupture dans le milieu feutré de la presse

Contrairement aux épisodes précédents, il y a eu peu de grèves.

Philippe Carli vient de l’industrie, d’Allemagne, il avait l’habitude du dialogue social. En France, dans le secteur de la presse, il n’y a pas de culture du management. La direction d’un titre de presse avait en fait un rôle d’aubergiste.

Philippe Carli, en rupture avec les pratiques du milieu de la presse, allait déjeuner à table à la cantine.

La direction a systématiquement présenté les projets de réorganisation à la suite des Comités d’Entreprise, pour éviter les délits d’entrave, alors que certains représentants des syndicats envoyaient des tweets depuis les réunions. Le délit d’entrave n’existe pas pour les syndicats.

La direction a annoncé dès le départ la couleur, sans chercher à se cacher dans des éléments de langage, c’était nouveau et c’était rare dans le secteur. Ça a plu, comme en politique aujourd’hui.

Par exemple, à l’arrivée de Philippe Carli, ce dernier a fait le tour de tous les services, et a demandé de voir tous les responsables de syndicats. Il leur a expliqué qu’il fallait fermer trois imprimeries. Cela a planté le décor. Cette ligne a été gardée : beaucoup expliquer, affronter la réalité.

Les plans ont été ambitieux, car se séparer de 3 personnes ou 300, c’est quasi la même difficulté à affronter.

Pendant un mois à Boulogne, des autocollants « Carli m’a tuer » en lettres de sang ont été affichés sur le mobilier urbain.

Les plans de réorganisation ont été progressifs. Il y a eu un dialogue social, possible, car chaque cas a été traité individuellement, avec le soucis de justice.

Les partenaires sociaux ont dû beaucoup travailler.

Philippe Carli, CEO du groupe Amaury de 2010 à 2015

Philippe Carli, CEO du groupe Amaury de 2010 à 2015

Après la réduction des coûts, le rétablissement des ventes

L’ampleur des pertes a été réduite, mais le problème principal de la baisse des revenus n’avait pas encore été traité.

En 2010, c’était la guerre entre le media papier, « print », et le media numérique.

Le numérique a été historiquement développé à côté du papier. Les journalistes considéraient que le contenu qu’ils produisaient est de valeur, et refusaient de le mettre sur le web, gratuit.

Mais la durée moyenne d’un scoop est de 8 secondes aujourd’hui. La séparation du papier et du numérique ne peut plus fonctionner : il a fallu regrouper les deux. Que ce soit pour l’écriture ou l’éditorialisation.

Ensuite, si on veut faire payer pour lire, il faut une expérience incroyablement plus forte que celle vécue sur du media gratuit.

Un desk central a été mis en place, décidant de la distribution des sujets sur le web, le print, ou les deux, en arbitrant toute la journée.

Il faut aussi une stratégie : si l’internet, gratuit, donne plus d’information que le media payant, ce n’est pas durable. Il faut trouver le juste milieu : mettre du contenu moins riche pour le web, mais pas trop pauvre non plus pour ne pas perdre l’audience du web, car la publicité sur le web génère maintenant plus de revenus que celle sur le print.

Des pratiques de marketing ciblé inspirées des géants du web

Le groupe a commencé aussi à faire du marketing, au-delà du marketing basique en push. Une réflexion a été menée pour déterminer qui étaient les lecteurs, ce qu’ils voulaient.

Le groupe est allé regarder les meilleures pratiques chez les GAFAs. Un exemple : quand on donne une CB à Apple, elle est conservée pour rendre l’expérience plus fluide.

Autre exemple : la logique du freemium. Dans la musique, avec Deezer, Spotify, on a du contenu gratuit de grande qualité, et cela donne envie d’avoir plus, ce qui conduit à prendre des abonnements payants.

Le groupe a ainsi acquis les fondamentaux du numérique.

Cela a donné lieu à la mise en place d’un CRM moderne, à la place de celui obsolète qui était en place.

Les équipes numériques du Parisien et de l’Équipe ont été mises en commun.

Tout ceci a été jugé bien, mais pas suffisant. Le groupe était maintenant à parité avec le marché.

Pour devenir un leader, il fallait changer la culture.

Un nécessaire changement de culture pour devenir digital

Pour cela, le groupe est allé chercher des gens à Amazon, Canal+, notamment.

Des organisations digitales transversales, avec des modes de fonctionnement par projet ont été mises en place, au lieu du fonctionnement historique en silos.

Le résultat a été le passage de 1 000 à 50 000 abonnés payants sur mobile et internet pour l’Equipe. Il y a aujourd’hui plus d’audience sur support mobile que sur ordinateur.

Le groupe a dû se doter d’outils pour monitorer ce qu’il se passait sur les smartphones. La video rémunérant plus, il a fallu que les journalistes se mettent à la video, y compris avec smartphones.

Les titres de presse s’équipent de DMP, pour connaitre très finement son audience, et notamment de cibler les pubs. Il a aussi fallu accepter les contributions des lecteurs, ce qui a entraîné un nécessaire travail de vérification.

La mise en place des publicités doit être automatisée, et ciblée automatiquement. La vente est ciblée aux annonceurs, avec ROI mesurable, vérifiable.

Les media du groupe avaient 12 M visiteurs uniques par mois, 700 M pages vues par mois sur le Parisien, 1,4 G pages vues par mois sur l’Equipe.

La mise en place d’incubateur de start-up

Un incubateur de start-up a été monté avec la ville de Paris. Le thème des media n’avait été abordé par aucun autre incubateur avant. La question qui s’est posée était : qu’est-ce qu’on offre aux start-up ? L’intérêt commun n’est pas nécessairement la prise de participation dans la start-up. Un apport important a été la compétence en management.

Avec une structure de marketing stratégique, des centaines d’entreprises ont été étudiées. Cela peut paraître beaucoup mais les fonds dans le même temps en examinent des milliers.

Il y a eu une courbe d’apprentissage raide : la première acquisition de start-up a été une catastrophe, car elle a fermé au bout de six mois. Mais, si on regarde le verre à moitié plein : la culture du « test and learn » avait déjà commencé à s’installer.

La décision a été prise d’entrer dans des fonds d’investissement, comme Isaï, Partech, Ardian. Ils ont été associés à leur deal flow et ont appris de ces fonds comment sélectionner les sociétés.

En conclusion, un groupe assaini, redressé, restructuré

Tous ces efforts ont permis de revenir à la rentabilité.

Malgré cela, Philippe Carli a expliqué que le groupe Amaury a considéré que la presse quotidienne régionale en support papier va finir par disparaître, pour ne rester qu’en week-end.

Les quotidiens nationaux ont réussi leur conversion au numérique payant. Le papier deviendra un media sensuel, très ciblé, en petits volumes, comme ça a été le cas pour les alcools.

Cela a conduit in fine à décider en 2015 de vendre le Parisien à LVMH dans de très bonnes conditions, car le titre était à nouveau bénéficiaire. L’Equipe, qui est resté dans le groupe Amaury, au coeur de la stratégie du groupe.