Voici un point de vue fort intéressant intitulé « Pour une réforme de la pensée opérationnelle » écrit par Claude Durand, Directeur technique d’ARES, fondateur et trésorier de l’itSMf France, vice-président de l’Ae-SCM, président de Télécom Saint-Etienne, Vice-président d’Intermines Informatique et président de l’Institut G9+.

Ce point de vue, issu de la revue des Ingénieurs des Mines (janvier / février 2010, #444) traite de la complexité croissante des Systèmes d’Informations, et du positionnement des Ingénieurs et de leur formation face à cette complexité :

Le XXIÈmc siècle est le siècle du service mais aussi celui d’un monde technologique complexe qui, et c’est le paradoxe, doit être accessible au travers d’usages simples et naturels. Voyons plutôt.

D’abord, c’est quoi au juste un service ? Un ser­vice est un ensemble de moyens permettant de fournir de la valeur aux clients, sous forme de résultats et de coûts convenus. Qu’il soit consommateur, utilisateur ou usager, le client ne regarde jamais sous le capot. Il n’est intéressé ni par les composants techniques ni par les res­sources humaines nécessaires. Ainsi, le produit « voiture » a cédé la place au service de « trans­port ». À charge pour le fournisseur de créer des services utiles et de garantir la performance de leur production.

S’il veut bien gouverner son organisation, le fournisseur de services doit disposer d’une vision holistique de la gestion des services. C’est un TOUT. Il faut l’appréhender de manière globale, dans une vision systémique de l’organisation, où le tout est plus que la somme des parties.

Transposons maintenant cette vision du service au monde informatique. Le système d’information d’une organisa­tion est constitué d’un ensemble de briques, technolo­giques ou applicatives, utiles et nécessaires à la fourniture des services.

Chaque composant est conçu, construit pour remplir une fonction déterminée de manière performante. Efficacité et efficience sont, au moment de sa mise sur le marché ou de sa mise en production, au rendez-vous. Mais le temps de la vie marchande, fort court, n’est pas celui, loin s’en faut de la vie opérationnelle, qui dure souvent au-delà des limites prévues. Et îl n’est pas rare de trouver en entrepri­se de vieux serveurs supportant des applications sans âge, mais qui fonctionnent si bien que leur retrait est sans cesse reporté.

On saisit plus facilement dès lors, la complexité intrin­sèque du système d’information. Rien ne saurait freiner son expansion vertigineuse. Nous assistons, presque impuissants, à la multiplication des technologies en production combinée à un empilage de couches applicatives qui définit en résultante un système d’information géologique. Ce caractère inéluctable n’est pas sans rappeler une des règles de l’univers : l’entropie, qui mesure en quelque sorte son désordre, ne peut que croître. On sait combien il est difficile de lutter contre elle. Chacun en a fait l’ex­périence en rangeant sa chambre, ses placards ou son bureau… Pis encore, les technologies mises en oeuvre pour simplifier les architectures, gestion des flux interapplicatifs ou virtualisation des infrastructures, ne font que renforcer ce phénomène en rajoutant une couche supplé­mentaire… de complexité ! Ici, nous pouvons énoncer une loi fondamentale de l’informatique : « La complexité du système d’information est une fonction du temps dont la dérivée est positive ».

Une complexité qui bouscule l’ingénieur

L’ingénieur a appris à raisonner, toujours à par­tir de postulats initiaux et de prémisses conve­nues. Il est capable de résoudre un problème, même très complexe. D’autant plus, qu’à la question posée, il sait qu’il existe une bonne solution et que d’autres l’ont découverte avant lui. Il a été sélectionné et formé sur ce modèle déductif. Il croit en la puissance de l’algorithme.

Dans la vie opérationnelle, le monde se révèle difficile à appréhender car mouvant, aléatoire. Un problème n’est pas simple à poser et, quand on l’a enfin énoncé, il existe plusieurs bonnes solutions ou aucune… En outre, un paramètre n’est jamais figé car tout évolue, change, s’adap­te au contexte. Peu de constantes ou de lois s’avèrent immuables. Suppositions, prévisions, estimations mais aussi essais, erreurs et corrections forment le pragmatisme et le bon sens du terrain.

Dans tous les cas, la vraie solution reste celle qu’il est pos­sible de mettre en oeuvre. Il faut pour cela connaître les contraintes et disposer des instruments de mesure et des capteurs humains et économiques nécessaires. La prise de décision intègre le percept, l’émotionnel et la conduite du changement. Sur le papier 1+1 = 2, mais au sein d’une équipe cela peut faire 3 ou 1,5 voire 0 lorsque les forces s’annulent.

Que l’ingénieur accepte la complexité, c’est la meilleure façon de la maîtriser.

Impossible de mettre l’entreprise en équation. L’ingénieur passe alors du solide au flou, du certain à l’imprévisible, du rationnel à l’émotionnel, voire même à l’irrationnel

Une complexité qui force un nouveau paradigme

Fini le silo technologique, géré par un technicien qui a construit une muraille de Chine pour protéger un territoire dont personne ne veut réellement. Les clients du systè­me d’information gardent comme seul point de repère le service, convergence entre les exigences des metiers et l’en­gagement de la DSI. Ils attendent, tout simplement, une qualité de bout en bout, conforme à leurs attentes. Le sys­tème de production correspond à une boîte noire qu’ils ne veulent pas ouvrir. Vive la gestion des services transverse qui décloisonne et qui oriente vers le résultat. Impulsée par le référentiel de meilleures pratiques ITIL (Information Technology Infrastructure Library), elle aligne les services sur les besoins présents et futurs des clients et surtout en garantit la qualité au meilleur prix dans le temps. Pour cela, une gouvernance des services assure la perfor­mance de l’organisation informatique. Elle s’accompagne d’une nouvelle distribution des rôles et responsabilités qui dérange structure hiérarchique et idées reçues. La maîtrise des technologies ne suffit plus. Une commu­nication fluide et transparente, entre équipes et interpersonnelle, est déterminante. Tout comme le travail en grou­pe, en réseau ou en communauté, à l’intérieur mais aussi à l’extérieur de l’entreprise.

Aidons à la création de nouveaux modes de raisonnement, orientés résultat, fondés sur une appréhension globale des systèmes, intégrant l’intuitif et le facteur humain.

Faisons évoluer nos systèmes… de formation et d’apprentissage

À ce jeu de la relation et de l’empirisme, les diplômes issus de formations « Ecoles de management » et, pour certains aspects, ceux issus d’horizons différents, sont certainement plus à l’aise que les ingénieurs. Pas uniquement par leur cursus pluridisciplinaire mais aussi par les critères mis en avant dans la sélection première. Aussi n’ayons de cesse de penser usage et conte­nu. Incorporons d’autres critères et d’autres formations. Provoquons l’ouverture. Soyons disruptifs ..

Et dans l’entreprise, acceptons mieux les diversi­tés, d’origine, de culture, d’éducation, de sexe. Intégrons les pour construire des équipes multi­formes, dynamiques et soudées, en contact avec le réel, créatrices d’innovation et de valeur Reconnaissons l’intérêt du compagnonnage comme transmission de la connaissance et de la sagesse. Garantissons le droit a l’erreur, en donnant une deuxième chance a ceux qui ont appris à leurs dépens et dans la douleur.

Réformons la pensée opérationnelle

Laissons à Edgar Morin, philosophe et anthropo sociologue, le soin de conclure : « La pensée com­plexe est, essentiellement, la pensée qui intègre l’incertitude et qui est capable de concevoir l’or­ganisation. Qui est capable de relier, de contextualiser, de globaliser, mais en même temps de reconnaître le singulier et le concret »

Tout est dit. Alors, acceptons le principe de complexité. Et sachons l’appliquer à notre monde… très opérationnel !

source : revue des Ingénieurs des Mines (janvier / février 2010, #444)