L’administration est structurée autour du traitement du papier. C’est dans son ADN à tous les niveaux de la pyramide hiérarchique. Quand on tente de dématérialiser des pans entiers d’activité, il faut avoir en tête certaines difficultés auxquelles vous allez être, à n’en pas douter, confrontés : des processus connus par tradition, le pouvoir méconnu des assistant.e.s, des dirigeants qui ont du chemin à faire pour montrer l’exemple

A quelles difficultés métiers se heurtent les projets de dématérialisation ?

Des systèmes organisés depuis Mathusalem autour du traitement du papier

Tout le fonctionnement de nos administrations publique est structuré autour de la manipulation, l’analyse et la production de documents papiers (notes, demandes, textes de lois, arrêtés, courriers…) cf le premier épisode de cette série. Par « systèmes » j’entends : des processus, des hommes et des femmes, des règles explicites ou implicites, des outils, des références temporelles… De ce point de départ découlent toutes les difficultés de la dématérialisation dans le secteur public.

Un changement auquel aucun agent n’échappe

La résistance aux changements amenés par la dématérialisation est toujours importante car ces changements concernent généralement tous les agents. En effet, dans les administrations centrales, la connexion aux réalités du terrain se fait via des documents, des rapports, des courriers, des demandes d’autorisation… Dans un projet de dématérialisation, quasiment tout le monde est donc concerné, quel que soit son rôle dans le mille-feuille pyramidal administratif. Les changements ne sont pas focalisés sur une catégorie d’agents en particulier. S’il est fréquent de trouver quelques enthousiastes et motivés, ils sont souvent isolés ou sont rarement représentatifs de l’ensemble du corps social de leur service / direction / administration.

Des processus de fonctionnement mal connus

Les processus de travaux administratifs impliquent beaucoup de personnes différentes. Ces processus de collaboration sont implicites et fonctionnent souvent par habitude ; ils ont été établis sur un temps long. Leur maîtrise est transmise par compagnonnage lors de l’intégration d’un nouvel agent ou de l’arrivée d’un nouveau « chef ». Or, dans un projet de dématérialisation, ces workflows de travail doivent être prédéfinis donc explicites, ou bien suffisamment de paramètres doivent être explicites pour que la constitution de ces workflows ad-hoc soit suffisamment ergonomique au quotidien. C’est compliqué car personne ne maîtrise vraiment l’exhaustivité et le détail du fonctionnement de tous les cas de figure. Il sera donc obligatoire de procéder par ajustement en essayant de faire au mieux pour le démarrage, et tout en sachant qu’il y aura encore beaucoup d’ajustements à faire après l’ouverture des nouveaux systèmes aux utilisateurs, pour que le système soit vraiment adapté et efficace.

Quelques conséquences de ces processus mal connus sur l’ouverture aux utilisateurs

Bien sûr, ceci a d’immenses impacts sur la manière de mener le projet, de la phase de cadrage en passant par la réalisation et les tests. Mon propos étant ici de rester sur des impacts métiers, je ne citerai que les impacts sur la méthode de déploiement.

Sur un projet de dématérialisation, il est donc illusoire de penser que tous les utilisateurs seront ravis dès le démarrage, et que des gains de productivité seront immédiatement perceptibles. Il faut piloter le projet par les risques opérationnels pour éviter le clash au démarrage, et disposer d’une organisation de support de proximité et de maintenance évolutive redoutablement efficace pour s’ajuster très rapidement -les utilisateurs ne sont pas patients sur des irritants du quotidien- aux réalités du fonctionnement terrain.

Il me parait donc également indispensable de commencer petit, par des entités pilotes, ou de déployer par vagues en commençant par des entités de petite taille avant de s’attaquer à de gros mastodontes.

Remarque : on voit également souvent des projets de dématérialisation réalisés avec succès, sur des périmètres circonscrits à des activités nouvelles sur des équipes bien isolées du reste de l’organisation. C’est très bien, mais ces expériences sont rarement réutilisables sur l’ensemble de l’organisation car elles aboutissent à mettre en place des solutions seulement adaptées à ce strict périmètre.

Des processus mal connus mais bien maîtrisés par….

Il y a quand même des agents qui maîtrisent et connaissent mieux que tous les autres la plupart de ces processus, règles non-dites, workflows… Ce sont les assistant(e)s. Et ce n’est pas la population la plus simple à gérer. Elles sont souvent peu considérées (lire dans cet article de Philippe Silberzahn le paragraphe consacré à ce sujet) alors qu’elles connaissent très bien l’organisation et son fonctionnement.

C’est une population indispensable mais difficile à gérer sur un projet de dématérialisation, car il y a autant de types d’assistant(e)s que d’assistant(e)s. Qui plus est, les encadrants n’ont généralement aucun courage managerial quand il s’agit des populations d’assistant.e.s (que ce soit d’ailleurs pour les promouvoir ou les sanctionner).

L’autre difficulté est liée au fait que tout ce que refusent de faire les autres populations va retomber sur les assistant.e.s. En effet, de même que les projets de dématérialisation nécessitent d’expliciter des workflows de traitement, ils induisent également une nouvelle répartition des rôles et responsabilités entre les différents acteurs de l’organisation. Qu’un seul maillon de la chaîne de traitement refuse de fonctionner en dématérialisé, et hop, c’est à l’assistant.e. de le faire à sa place ET de gérer proprement les choses pour que le flux de traitement puisse également continuer en dématérialisé. Bref, par confort ou résistance au changement, un agent a vite fait de prendre une position de principe qui va transférer sa charge de travail, multipliée par deux, sur son assistant.e ou les assistant.e.s de son service. !

Une grosse épine dans le pied : les processus de validation (visas / signature), les parapheurs

Dans l’administration le processus de validation des dossiers / documents / courriers repose depuis des temps immémoriaux sur la signature d’un document sur support papier qui est l’étape ultime du document validé ayant valeur juridique. Avant la signature il y a également eu toutes les étapes de visas par les différents échelons hiérarchiques (dans une administration) ou par les différents conseillers (dans un cabinet). Ce processus est matérialisé par les fameux parapheurs. Les problèmes posés par les parapheurs sont nombreux :

  • Problème n°1 : la validation via parapheur est un processus lent, très lent (en général) -> bon là, c’est facile : la dématérialisation amènera beaucoup d’améliorations sur le délai total de traitement / production (quand ça marchera). Problème n°1 réglé donc (quand ça marchera).
  • Problème n°2 : Le parapheur est un symbole de pouvoir. Ça « classe son homme » d’avoir des parapheurs à viser / signer. A contrario tout le monde a un PC sur son bureau, on ne peut donc plus identifier un haut-fonctionnaire ou un cadre dirigeant par le nombre de parapheurs sur son bureau ou le nombre de parapheurs qu’il emporte dans sa voiture de fonction le soir. Il y a là une perte de statut visible insupportable… qu’il faudra vite remplacer par l’utilisation d’un parapheur sur une tablette électronique dernier cri (un iPad Pro de préférence) pour se démarquer du Vulgum Pecus
  • Problème n°3 : Il faut admettre que les parapheurs c’est bien pratique !
    • Quand le haut-fonctionnaire part le soir dans sa voiture avec chauffeur il peut utiliser les 45 minutes de trajet pour traiter ses parapheurs confortablement installé. D’ici à ce qu’il puisse faire la même chose avec le même niveau de confort sur son PC portable dans lequel il doit utiliser une carte à puce + ses identifiants / mot de passe pour se connecter en 4G à son bureau sécurisé, il y a encore de la marge… et puis l’écran de sa tablette sera toujours trop petit…
    • Quand il doit viser en urgence un parapheur qui est sur son bureau et qu’il est en déplacement, eh bien il peut appeler… son assistant.e. Voire, il lui a appris à imiter sa signature et il lui demande de signer pour lui. Ou il lui demande de rééditer le document de l’antidater et de le signer. Oui mais tout ça ce n’est plus possible avec le parapheur électronique : il garde la trace de qui a vraiment visé ou signé, à quelle date et à quelle heure. Mince ! Une perte de souplesse difficile à accepter parfois.
    •  Quand il s’agit de signer un document complexe, avec un fond de dossier volumineux et multiple, le parapheur électronique ça commence à ne plus être pratique, ou alors il faut avoir trois écrans sur son bureau, ou une tablette pliable en 3 mais ça ça n’existe pas encore.
    • Et puis depuis tout petit déjà, nos élites administratives sont habituées à manipuler du papier. Manier des tablettes et des PC c’est pas encore leur tasse de thé. N’en doutons pas, cela n’est qu’une question de génération, mais les habitudes ont la vie dure, donc ça va prendre encore quelques années. Bref pour les cadres dirigeants, la dématérialisation du processus de visa / signature est encore un problème épineux, et pourtant… ils doivent montrer l’exemple s’ils veulent que tout le monde s’y mette !

Pas gagné hein ?