En décembre 2017, la FCC, régulateur des télécoms aux États-Unis, a voté l’abandon de la « neutralité du net » par 3 voix contre 2. Une décision historique et largement contestée. Ce choix, fomenté par l’administration Trump, pourrait transformer l’utilisation d’internet aux États-Unis.
Nicolas Mathieu l’écrivait il y a une semaine, l’abandon de la neutralité du net fait partie des grandes révolutions de 2018. Cependant, perdre une bataille ne signifie pas perdre la guerre et les ripostes face à la décision de la FCC s’organisent.
Qu’est-ce que la neutralité du net ?
Le concept de neutralité du net impose aux fournisseurs d’accès à internet (ex. Free, Orange) de traiter tous les contenus de manière égalitaire, et ce quelle que soit leur origine. Il interdit par exemple à un opérateur :
- de bloquer l’accès à certains sites (par ex. parce qu’ils véhiculeraient des idées contraires à ses intérêts)
- de faire payer des suppléments (par ex. pour accéder à Facebook ou à Netflix)
- de différencier la vitesse d’accès à certaines parties d’internet (par ex. ralentir la vitesse de chargement des vidéos Youtube pour favoriser DailyMotion)
Un Internet non neutre pourrait ressembler aux offres des chaînes de télévision payantes, comme illustré ci-après :
Source : vox.com
Pourquoi cet abandon de la neutralité du net ?
L’un des principes fondateurs d’internet
Depuis les débuts d’internet, la question de l’accès à tous au réseau fait l’objet d’un large débat aux États-Unis. Les décisions de la FCC, régulateur des télécom, ont depuis les années 1980 progressivement sécurisé la neutralité du net. En 2005, un grand pas en avant est franchi quand le président de la FCC, Michael Powel, a annoncé une série de principes de « Liberté du réseau » (son discours ici).
Pour assurer la continuité de cette neutralité, les fournisseurs d’accès avaient été classés en 2015 comme entreprises de service public (« utility companies ») par la FCC.
Cela leur imposait de traiter internet comme tout autre service collectif (eau, électricité), l’idée étant que l’accès à internet est un droit pour tous et non un privilège.
Un revirement difficile à comprendre
La FCC, dont le nouveau président Ajit Pai, ancien du fournisseur d’accès américain Verizon, a été nommé par l’administration Trump, vient de décider de ne plus classer les fournisseurs d’accès à internet en tant qu’entreprises de service public. Cela dans l’objectif de « libérer l’investissement » des fournisseurs d’accès.
Cela fonctionnerait sur un marché libre avec de nombreux acteurs se faisant concurrence mais ce n’est pas le cas. Les investissements considérables en infrastructures ont réduit le marché à un oligopole et près de 50 millions de foyers américains n’ont tout simplement pas le choix de leur fournisseur d’accès à internet.
Les fournisseurs d’accès américains vont en revanche tirer d’énormes avantages de ce changement de régulation : ils pourront favoriser leurs contenus (par exemple, ComCast possède NBCUniversal, un conglomérat de medias) ou moduler leurs tarifs pour générer plus de revenus.
Les risques d’un internet « non neutre »
Si les fournisseurs d’accès à internet changent leurs offres pour proposer des « packages » (ex. offre réseaux sociaux avec accès Facebook ou encore offre vidéos avec accès Netflix), l’internet auquel vous aurez accès va perdre en diversité. À moins bien sûr de choisir l’accès « illimité », offre premium qui vous coûtera beaucoup plus cher qu’aujourd’hui puisqu’aujourd’hui c’est l’offre…standard.
La suppression de la neutralité du net est donc vecteur direct d’inégalités économiques.
Les sites les plus consultés survivront. Vous pourrez toujours aller sur Facebook. Mais qu’en est-il de votre blogueur préféré ? Car c’est votre blogueur préféré, pas celui de votre voisin. Et il ne sera sûrement pas prioritaire aux yeux des fournisseurs d’accès à internet car il ne génère pas assez de trafic.
Vous allez donc y perdre économiquement mais surtout perdre le coeur de la valeur d’internet : sa richesse et sa diversité. Moins de diversité, moins d’ouverture d’esprit, moins de liberté.
Vous allez payer plus cher et perdre en liberté.
Les fournisseurs d’accès pourraient aussi proposer un internet « à deux vitesses » :
- L’un, très rapide, pour les gros acteurs (Facebook, Google, Amazon…), qui ont les moyens de payer pour que leurs utilisateurs accèdent rapidement à leur contenu
- Un internet plus lent pour la myriade de petits acteurs qui n’auront pas les moyens de payer les fournisseurs d’accès et qui perdront donc en compétitivité
Les FAI pourront donc faire payer l’accès et la vitesse d’internet à ceux qui consultent et à ceux qui créent du contenu !
Quels impacts en France ?
Il n’y aura pas d’impact direct en France.
En octobre 2015, l’Union Européenne a adopté la régulation 2015/2120 qui impose la neutralité du net depuis avril 2016. Cette infographie illustre les principes de la neutralité du net en Europe :
Source : https://ec.europa.eu/digital-single-market/en/open-internet-net-neutrality
Cependant, la décision américaine va donner du grain à moudre aux fournisseurs d’accès européens. D’ailleurs, quand Stéphane Richard, PDG d’Orange, parle de la neutralité du net, il évoque une « obligation » (analyse ici).
Aux États-Unis, la riposte s’organise
Une consultation en trompe-l’oeil ?
La FCC a organisé une consultation publique sur la neutralité du net avant de prendre sa décision. Selon cette consultation, dont le nombre de commentaires dépasse les 22 millions, les américains seraient contre la neutralité du net, donc en faveur de la décision prise en décembre.
Gravwell, entreprise spécialisée dans l’analyse de données, a mené une analyse (ses conclusions ici) sur l’ensemble des commentaires et conclu que moins de 20% d’entre eux émanaient de vrais usagers. Les autres proviennent de robots.
Quand Gravwell analyse les commentaires postés par de « vrais humains », ils sont en écrasante majorité favorables à la neutralité du net. La FCC aurait-elle menti ?
Un branle-bas de combat à tous les niveaux
La décision de la FCC est fédérale et s’imposera aux législations « pro neutralité du net » de tous les États américains. Dans les heures qui ont suivi la décision, le procureur général de l’État de Washington a annoncé saisir la justice contre la décision de la FCC (sa déclaration ici). Il serait soutenu par plusieurs procureurs d’État dans tout le pays.
De nombreux acteurs du net (dont le fondateur du net Tim Berners-Lee et des géants de la Silicon Valley) ont signé des lettres ouvertes pour protester contre la décision de la FCC.
Nous devrons sans doute attendre plusieurs mois avant de voir les premiers résultats de cette mobilisation massive, tant des politiques, que des entreprises du net et des citoyens.
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