Notre métier est de « Créer demain. Maintenant ». Ce qui veut dire que, dans la majorité des cas, hier et aujourd’hui doivent disparaître, et il faut faire un apprentissage pour embrasser demain. C’est vrai pour des systèmes d’information, pour des organisations et pour des gens. Et tout prendre en compte, avoir une approche holistique, c’est notre métier. Devant la crainte d’un avenir qu’on entrevoit, nous constatons parfois une sidération, un refus d’obstacle, qui conduisent à retarder le besoin de changement, voire à essayer de le faire disparaître sous le tapis, en anesthésiant les douleurs, mais sans chercher à les nommer et à les supprimer.

La destruction créatrice en soins palliatifs

Faire du vieux avec du neuf : quelques exemples

Nous avons pu constater de nombreux exemples où les transformations que nous proposions ont donné lieu à des réactions de prime abord étonnantes.

Un premier exemple est lié à l’adoption du Cloud computing. On fait disparaître les serveurs physiques d’une entreprise, pour les installer dans des datacenters d’acteurs du Cloud, infiniment plus sécurisés et plus disponibles, et beaucoup moins chers. Au passage, on automatise un grand nombre de tâches d’administration, de gestion physique, d’achats, de renouvellement de machines, toutes choses longues et coûteuses si on veut que cela fonctionne bien et durablement. Tout le monde pratique ainsi maintenant. C’est comparable à l’adoption d’un contrat EdF en échange de la gestion de groupes électrogènes à soi. Plus personne, sauf cas très particuliers, n’aurait l’idée d’avoir ses groupes électrogènes s’il peut être raccordé au réseau électrique.

Mais en réalisant cela, des clients réalisent soudain : « Mais alors, que vont devenir mes 10 opérateurs de production ? Moi qui suis chef de cette équipe, que je connais depuis des années, que vont-ils devenir ? ». Bonne question ! Et ce n’est pas au manager local d’y répondre seul, il n’a pas été forcément formé à cela, son job c’est « gérer la prod », pas concevoir et conduire des réorganisations.

La pire des choses que j’ai vue faire est de… ne rien faire. Le projet de migration dans le Cloud a lieu, 10 personnes n’ont plus rien à faire, mais on conserve les postes et les salaires sans rien dire ni rien faire. Et avec les meilleures intentions du monde : « chez nous on ne licencie pas ». Moralité, les gens sans travail et sans perspectives, viennent travailler et sont payés à ne rien faire, et finissent pour certains en dépression.

Autre exemple : un très grand projet automatise la tâche de centaines de personnes, en faisant faire par des machines un travail fastidieux. Par crainte d’un conflit social, les décideurs, au lieu de conduire un plan, certes complexe, de réorganisation, pour trouver un nouveau job à ces centaines de personnes, ont décidé… de faire contrôler visuellement le travail des machines… Avez-vous entendu parler de Mechanical Turk ? Nous avons d’ailleurs écrit un article sur une telle inhumaine absurdité : des hommes esclaves aliénés des robots.

Pourquoi de tels comportements ?

De tels exemples sont innombrables. La COVID va accélérer cela. Au lieu de conscientiser que des jobs vont disparaître, et d’assumer que se transformer est nécessaire, facile pour certains, très compliqué pour d’autres, on ne nomme pas les choses, on les nie, on les retarde, ou on les fait comme si de rien n’était. Et au lieu d’aider les gens à vivre et prospérer dans un nouveau monde, on refuse d’y aller, on fait comme avant, on conserve des manière de faire qui n’ont plus lieu d’être. Et on ancre des gens dans des situations, allant parfois jusqu’à de la souffrance.

En médecine, quand il n’y a plus de recours thérapeutiques, c’est à dire plus de traitement connu possible, et que la douleur est là, on prodigue des soins palliatifs : on atténue ou on supprime la douleur, physique et psychologique, avec des médicaments. L’indication d’un traitement des soins palliatifs est bien : « il n’y a plus de recours thérapeutiques ».

Seringue, pillules, morphine

Soigner la maladie ou anesthésier les malades ?

Or dans les transitions digitales que nous vivons, il y a pléthore de recours ! Il faut se baisser pour les ramasser. J’entendais dire récemment : « cela fait 50 ans que l’informatique supprime des jobs dans l’informatique, ça fait 50 ans que je constate une pénurie en informaticiens ». Certes, pas tous les mêmes jobs depuis 50 ans.

De tels comportements s’expliquent parce que nous ne sommes pas tous égaux face au changement. Le professeur Riveline, responsable du centre de gestion scientifique de l’école des Mines de Paris, enseignait qu’il existait deux traits de caractères opposés, rarement présents en même temps dans les personnes : les « sédentaires », et les « nomades ».

Les sédentaires, dont l’archétype est Caïn, agriculteur, constructeur de ville avec des murailles, représente la durée, la permanence, la stabilité, la répétitivité. Par extension : l’industrie, qui fait des choses pas chères et de qualité constante. Le « Run ».

Abel, c’est le pasteur, qui va de pâture en pâture. Le mouvement, l’innovation, la transformation. Par extension, c’est la conception, les start-up. « Le Build ».

Si vous vous souvenez de la Bible ou de Victor Hugo, ça s’est mal terminé entre Caïn et Abel.

Très peu de gens sont capables de faire les deux : Build et Run. Concevoir du neuf, et l’exploiter dans la durée.

Les nomades, gens du Build, aiment le mouvement, construire, la nouveauté, mais s’ennuient lors du passage à l’échelle, quand il s’agit d’exploiter, d’optimiser.

Les sédentaires, gens du Run, aiment la permanence, la stabilité. Ils fuient la nouveauté, qui leur fait peur, elle est même parfois effroyable.

Par peur des transformations, on les refuse, ou on mets leurs conséquences en soins palliatifs, au lieu de les soigner véritablement.

Caïn tue Abel. Ou alors, version moderne, Caïn enferme Abel et le met sous sédation.

Quels risques ?

Au lieu de créer demain, maintenant, on maintient des gens dans des bullshit jobs, on ne s’attaque pas à la difficulté, réelle, de trouver un avenir avec elles. Pire, parfois on demande à la fonction RH de s’en occuper, avec comme indicateur à optimiser le coût de la transformation. La conséquence terrible est de broyer ceux qui ne maitrisent pas leurs droits, ou qui fuient les conflits, en les réduisant à démissionner sans indemnités et sans accompagnements, avec une forte précarisation possible.

Comment faire ? Quoi faire ?

La première chose à faire est de nommer les choses, les assumer : « Oui, il va y avoir une transformation. Oui ça va rompre l’équilibre en place », depuis parfois très longtemps. « Oui il va falloir s’adapter. Non, ce ne sera pas facile pour tout le monde ».

Assumer aussi : « On n’a pas le choix. Si nous ne faisons pas cela aujourd’hui, nous ne serons peut-être plus là demain ». « D’autres, qui adopteront des pratiques plus performantes, iront plus vite, moins cher, continueront à avoir plus de clients et ceux qui refusent le changement en auront moins et disparaîtront avec. Et ça sera pire que de changer un peu maintenant. » Un peu de douleur aujourd’hui pour éviter la mort demain. Eternelle difficulté d’arbitrer entre une perte certaine immédiate, contre une perte hypothétique plus grave dans le futur incertain.

Chrysalide

Refuser la transformation ?

Tarte à la crème : pour tout verre à moitié vide, il y a un verre à moitié plein. Donc : « il y a plein d’opportunités pour qui sait les saisir ». Tout est là. Comment identifier les opportunités, et les saisir. Se pose la question du rôle de l’entreprise dans la transformation. Doit-elle internaliser ce travail de reconversion de ses salariés, avec la fonction RH et des cabinets de conseil, ou doit-elle l’externaliser à des organisations spécialisés telles que des cabinets d’outplacement ou Pôle emploi ? Tout une palette de solutions peuvent être utilisées, le pire étant de rester au milieu du gué ou de penser « one size fits all » c’est à dire qu’on pourra traiter en mode simpliste le cas de toutes les personnes avec une seule solution.

Même si on aimerait que ce soit possible, on ne traite pas la complexité avec des solutions simples.

On n’arrête pas la marée avec les mains

On entend partout la peur du changement. J’entendais récemment un syndic classique s’indigner de perdre des contrats au profit de ses concurrents digitaux « déloyaux », au lieu d’écouter ses clients lui dire qu’ils étaient mécontents d’avoir le sentiment d’avoir été abandonnés alors que les factures ont bien été encaissées.

La transition digitale, comme la transition écologique, est là. C’est un fait. On peut le nier, on peut le déplorer, on peut le minimiser, on peut s’en indigner. En tant que décideur responsable, en tant qu’Adulte, on doit le prendre en compte. Comme les petits enfants au bord de mer, on peut essayer de protéger le château de sable de la mer qui monte avec ses mains ; il vaut mieux le reconstruire plus haut sur la plage.

Arrêtons de mettre la destruction créatrice en soin palliatifs. Puisque nous n’avons pas le choix, prenons-la à bras le corps et tirons-en profit.