Ce ne sera une surprise pour personne : en matière de maturité numérique, il y a à boire, à manger, et… à tomber malade. Cet article propose un rapport d’étonnement sur les fractures numériques qui traversent notre société, organisations publiques et privées, et quelques pistes d’explication de ces écarts parfois abyssaux.

Constats : maladie, banques, du pire au meilleur

Si vous avez la chance d’avoir pu tester la mutuelle Alan, vous aurez pu constater ce qu’il y a de meilleur du service numérique aux utilisateurs. Il y a d’abord tout ce qui simplifie la vie, fait gagner du temps : envoi de pièces scannées avec un téléphone, avec confiance a priori (pas besoin d’envoyer l’original). Alan a aussi une volonté d’améliorer la santé des bénéficiaires par des conseils, ce qui en plus améliore leurs comptes et ceux de la sécu.

D’autres mutuelles privées, nées avant Internet, s’y sont mises. Mais avec des modèles mentaux qui n’ont pas évolué. C’est souvent du vieux avec du neuf, c-à-d. on fait comme si on remplissait un cerfa mais le cerfa est dans un écran web.

Et puis il y a la sécu, avec son bras opérationnel : les CPAM. Là, il y a bien un site web, mais si vous avez le malheur d’avoir eu une feuille de maladie ou un arrêt de travail papier, pas possible de le scanner pour obtenir un remboursement. Le site vous donne l’adresse de la CPAM dont vous dépendez, en échange du code postal de votre domicile. Que par ailleurs la sécu détient, sauf s’il a changé. Ensuite, il faut envoyer tout cela dans une enveloppe, avec un timbre. Avec le temps que ça prend, le déplacement à une boite jaune de la Poste, les délais de traitement, le coût du timbre et de l’enveloppe, en euros et en CO2eq, le centre de réception et de gestion…

Pour ce qui est des banques, j’ai récemment dû reprendre la gestion d’un compte bancaire. Il s’agissait d’une banque « brick and mortar », c-à-d. une banque qui est née avant Internet. « Monsieur il faut que vous passiez à l’agence pour que nous prenions votre signature » !

A l’heure des signatures électronique de plus haut niveau (dont je me sers pour signer des réponses à appels d’offres publics), de l’ouverture de comptes en 10′ à N26, Nickel ou Revolut, avec un processus KYC (know your customer) réalisé par videoconférence avec un smartphone, avec la carte d’identité tenue à côté du visage, l’écart est saisissant.

Du vieux avec du neuf : un cerfa, mais dans une page web. Le neuf, c’est quand c’est déjà rempli avec les infos venant de la DSN

Quelques pistes d’explications

J’ai assisté à une présentation d’Alan, pendant laquelle son fondateur Jean-Charles Samuelian disait une chose cruciale.

« À Alan, nous ne sommes pas des actuaires qui faisons du digital, mais des gens du digital qui faisons de l’actuariat ».

Qu’est-ce que ça veut dire ?

« Nous avons pris la précaution de construire notre offre sans y associer aucun expert de la complémentaire santé historique ».

On peut se dire qu’ils sont tout à fait imprudents !

En fait, cela témoigne d’une forte maturité qui explique le succès grandissant d’Alan. Si vous voulez créer du neuf avec les outils nouveaux, il faut A TOUT PRIX éviter d’aller regarder comment le service était délivré avec les outils disponibles lors de la conception du dit service il y a 20-30-40 ans.

Pourquoi ? Parce que tout produit ou service porte en lui la trace des outils disponibles lorsqu’il a été conçu et construit. Exemple ? Les écrans des impôts sont des cerfa numérisés, car il y a 25 ans, les déclarations de revenus se faisaient dans des formulaires cerfa en papier reçus au printemps, à renvoyer remplis en juin, pour traitement pendant l’été, et paiement de solde en septembre.

Pourquoi avoir gardé le « look and feel » de ces cerfa dans les écrans ? Pour une apparente bonne raison : donner une apparente continuité d’ergonomie à M. et Mme Michu. Mais cela a un coût absolument énorme que de faire co exister des cerfa par nature remplis par les utilisateurs, avec le préremplissage inter cerfa, et la déclaration préremplie grâce à la DSN qui fournit aux impôts la synthèse des revenus salariés touchés par les personnes en année A-1.

Alan, pour faire du neuf, a pris des gens brillants maitrisant le digital, est reparti du BESOIN des utilisateurs et de la réglementation de la complémentaire santé, et sur ces bases, a construit de zéro un système cohérent avec les technologies et les usages d’aujourd’hui. Un grand coup de frais dans ces métiers qui nous renvoient habituellement aux années 1980, préhistoire de l’informatique.

Comparaison vieux avec neuf vs. neuf avec neuf

D’autres explications, bonnes ou mauvaises sont entendues :

  • la protection des données personnelles, RGPD (« on n’a pas le droit d’accéder à l’adresse, c’est pour ça qu’on redemande le code postal »).
  • l’inertie : « on a toujours fait comme ça »
  • l’ignorance : « ah ? On peut faire ça à des coûts raisonnables ? »
  • le conformisme : « aucun de nos concurrents ne le fait, donc nous ne pouvons pas le faire ! ».
  • la gouvernance : « le directeur du digital pousse pour le faire, les métiers qui ont le pouvoir ne veulent pas »
  • le poids de l’existant : « impossible, nos systèmes sont des Mainframes IBM, chers mais hyper fiables, pas possible d’en changer. Et puis on ne sait plus très bien comment ça marche »
  • le manque de courage : « je vais prendre SAP avec IBM comme intégrateur, tout le monde fait comme ça ; personne ne pourra me le reprocher »

Je vous laisse, cher lecteur, compléter la liste dans les commentaires à cet article ci-dessous.

Que conclure ?

Nous venons de voir que l’innovation c’est difficile, car cela nécessite de réunir deux capacités à la fois : savoir construire de zéro, ET couvrir ce que l’existant couvre déjà. Nomades et Sédentaires. Finalement constater qu’il y a nombre de secteurs, entreprises et organisations qui ne parviennent pas à réduire la fracture numérique, c’est juste constater que les compétences Nomades ET Sédentaires sont rares.

En outre, les milieux en capacité à les attirer et les retenir, aussi rares.

Il faudra donc du temps pour que le dernier chameau rattrape le premier, et espérer que la caravane ne s’étire pas au point où cela devienne intenable. Faut-il pour cela proposer au chameaux de tête d’aider les chameaux de queue pour leur apprendre à aller plus vite ? Le diable est dans les détails : Le but est que tous les chameaux aillent vite, pas que les chameaux de tête se résignent à réduire leur allure à celle des chameaux de queue.