Les livres de management captivants du début à la fin sont rares. J’en ai trouvé un et je recommande sa lecture à tous les chefs d’entreprise, administrateurs, mais aussi tous les managers, les professionnels, les étudiants… Cette lecture sera profitable à tout ce beau monde. C’est pourquoi lorsque mon éminent collègue, Christian, n’a pas cité cet ouvrage dans son article « La bibliothèque idéale du Management« , mon sang n’a fait qu’un tour, et je tenais à réparer cet oubli. L’ouvrage en question est « Good Strategy / Bad Strategy » de Richard Rumelt. Il est probable que ce bouquin m’a marqué car il fait écho à une de mes premières missions de conseil au siècle dernier, quand mon manager ou directeur de mission me tendit dédaigneusement un dossier fait par un consultant de la practice Stratégie du cabinet, en me disant « C’est pas une stratégie ce truc, c’est juste une ambition » et de m’expliquer qu’il y manquait « le chemin », la trajectoire ou la roadmap comme disent toujours les consultants. En d’autres termes c’est bien de se fixer un but, encore faut-il savoir comment y aller c’est à dire a minima quelles actions mener pour y arriver. Richard Rumelt va un (grand) cran plus loin dans « Good Strategy / Bad Strategy » et explique que la stratégie a encore beaucoup plus à voir avec la capacité à exécuter un plan parfaitement. Finalement le colonel John « Hannibal » Smith dans l’Agence tous risques est le père spirituel de tous les stratèges avec son fameux « J’adore quand un plan se déroule sans accroc ! « , qui l’eut crû ?

Introduction et présentation de la thèse centrale de l’ouvrage

J’ai oublié de signaler que le bouquin est en anglais, malheureusement pour ceux qui auraient préféré le lire en français. J’espère qu’un ouvrage de cette qualité sera rapidement traduit. Le bouquin date de février 2013. Je ne sais pas combien de temps il faut compter pour la traduction d’un ouvrage de qualité (sur Amazon il y a 1 459 évaluations – dont 88% à 5 ou 4 étoiles)
Cet article va reprendre en grande partie le plan de l’ouvrage car ce plan me parait plutôt bien vu.
L’intérêt de cet ouvrage vient aussi de son caractère très pédagogique et de la profusion d’exemples assez captivants. Ces exemples ne sont pas toujours faciles à comprendre malgré un abord simpliste. Ce n’est pas tant qu’ils sont complexes mais ils prennent parfois le contrepied du sens commun et donc nécessitent un peu de remise en question. Enfin bref je vieillis tout simplement et je me cherche des excuses.
L’autre intérêt de ces exemples est qu’ils parlent à tous sinon un grand nombre de professionnels, que ce soient des vieux schnocks comme moi, ou des bien plus jeunes. Il y a notamment pas mal d’exemples qui concernent des entreprises de la High Tech comme Apple, Cisco, Nvidia… Pour nous, consultants en stratégie et transformation à l’ère du digital, ces exemples sont très évocateurs par rapport à notre environnement quotidien.
Revenons à nos moutons. L’introduction de l’ouvrage présente la thèse centrale, ce que l’auteur appelle le Kernel (le noyau) de toute bonne stratégie. Les exemples pris font référence à des exemples marquants de notre histoire :
  • Lord Nelson en 1805 à la bataille de Trafalgar,
  • Lehman Brother et sa stratégie en 2006
  • L’invasion de l’Irak en 2003 décidée par George W. Bush
A partir de ces exemples et d’autres l’auteur explique qu’une « bonne stratégie » a une structure logique essentielle « the kernel » et que ce noyau contient toujours
  • un diagnostic : qui doit permettre de définir, ou plutôt découvrir, quel est (quels sont) le(s) challenge(s) de votre entreprise. L’auteur tire au vitriol sur les stratégies qui annoncent des listes à la Prévert d’objectifs ambitieux (ou pas). Une bonne stratégie nécessite de se focaliser, de faire des choix au service d’un objectif qui répond à un vrai problème à fort enjeu. Dans le chapitre suivant, l’auteur prendra le contre exemple caricatural de ces listes d’objectifs en racontant une de ses rencontres avec Steve Jobs à l’été 1998 (l’histoire du redressement d’Apple à partir de son retour chez Apple en septembre 1997 sera également racontée dans ce chapitre – nous y reviendrons). Ce jour là, Richard Rumelt pose la question suivante à Steve Jobs : “Steve, this turnaround at Apple has been impressive (NDLR : le redressement d’Apple opéré par Steve Jobs à partir de Septembre 1997). But everything we know about the PC business says that Apple cannot really push beyond a small niche position. The network effects are just too strong to upset the Wintel standard. So what are you trying to do in the longer term? What is the strategy?”. Steve Jobs ne s’est pas embarqué dans une vision fumeuse ou dans une litanie d’objectifs vers un avenir radieux ; il a juste souri et répondu “I am going to wait for the next big thing.” Compte tenu de la situation d’Apple et de l’industrie des ordinateurs personnels à ce moment là, la réponse de Steve Jobs était parfaitement adaptée et raisonnable.
  • Des principes et un plan d’action cohérent. L’auteur explique que ce ne sont pas là des « détails de mise en œuvre » comme peut-être le pensent certains (mauvais) stratèges. Ces principes et cette cohérence du plan d’action sont le cœur de toute bonne stratégie. C’est ce que n’a, par exemple, pas fait Lehman Brother en 2006 en se lançant dans une ambition délibérée d’augmentation de son niveau de risque sans mettre en place l’organisation et la gouvernance lui permettant de gérer ces niveaux d’exposition.

Première partie : Les caractéristiques des bonnes et des mauvaise stratégies

Chapitre 1 : Une bonne stratégie est inattendue

J’imagine que comme moi, la plupart des lecteurs, s’attendent à trouver un chapitre expliquant comment tel chef d’entreprise charismatique a eu telle remarquable idée et que cette intuition, cette créativité stratégique sont la marque des grands leaders. Je m’attendais donc à ces exemples prodigieux sortis de nulle part (« Bon sang mais c’est bien sûr…!« ) où l’histoire brillamment racontée laisse le lecteur émerveillé et à la fois tout penaud se disant « cré vin diou c’est bin beau mais c’est pas moué qu’aurait trouvé ça ! ».
Contre toute attente, Richard Rumelt dit exactement l’inverse : une bonne stratégie est inattendue simplement parce qu’une bonne stratégie est rare et que personne ne s’attend à ce que vous en ayez une.
L’auteur prend deux exemples marquants :
  • le premier est le retour de Steve Jobs chez Apple en septembre 1997, alors que l’entreprise était à 2 mois de la banqueroute. Les journaux de l’époque conjecturaient à qui mieux mieux sur ce qu’allait faire Steve Jobs. A titre d’exemple Wired avait écrit un article ironiquement intitulé « 101 ways to Save Apple« ). Je dis « ironiquement » car je crois comprendre qu’aux états unis le terme « Business 101 » fait référence à une sorte de B-A-BA bien connu de tout entrepreneur ou repreneur d’entreprise. Les analystes boursiers pronostiquaient tous également sur des rachats d’Apple qui par Motorola, qui par IBM, Sony ou Hewlett-Packard, ou sur des choix technologiques audacieux tels que « investir dans la technologie Newton », …. Steve Jobs n’a nullement fait cela, il n’a pas non plus annoncé d’ambitieux profits, ni apporté de vision messianique du futur Apple. Il n’a fait que suivre ce que tout manuel « Business 101 » du repreneur de PME recommande de faire. Il a tout élagué et n’a conservé que ce qui pouvait survivre, a supprimé les imprimantes et les périphériques, a supprimé tous les modèles et n’en a gardé qu’un seul ! Les anciens se rappellent de l’unique Power Mac G3 décliné en plusieurs couleurs vives (vert, rose, …). Il supprima 5 distributeurs sur 6.

    PowerMac G3 bleu

    Son plan était parfaitement focalisé et parfaitement exécuté. De tels exemples de focalisation et de parfaite exécution sont rares d’après Richard Rumelt, c’est pourquoi Steve Jobs a surpris tout le monde.

  • Le second exemple de bonne stratégie est le plan du général Schwarzkopf pendant la première guerre du golfe en 1991. Sa stratégie d’enveloppement a parfaitement fonctionné. Et pourtant elle était parfaitement décrite dans un manuel accessible pour 25$ c’est le « plan A » du Field Manual 100-5 de l’armée américaine.

    Plan A du Field Manual 100-5

    Plan A du Field Manual 100-5 : stratégie d’enveloppement

    Si la surprise a été totale, ce n’est pas tant qu’il ait réussi à tromper son monde (certes le général Schwartzkopf a su parfaitement utiliser les journalistes en montant des opérations de débarquement mineures sachant que les média se jetteraient dessus, les mettraient en valeur et leur donneraient une importance qu’elles n’avaient pas), mais surtout il a su mener parfaitement ce plan dans un environnement où tout était prétexte à digression, c’est à dire à mobiliser des ressources pour faire plaisir à telle ou telle partie prenante : la marine, l’armée de l’air, les différentes unités de l’armée de terre, les différents leader politiques à Washington, les partenaires, au premier rang desquels les français,  le roi Fahd d’Arabie Saoudite, … Tous ces acteurs avaient des demandes et des intérêts parfois déconnectées des objectifs principaux poursuivis par le Général Schwartzkopf, parfois même contradictoires entre eux. Personne dans cet environnement ne pensait que le Général Schwartzkopf réussirait à mener son plan sans faire de concessions à droite et à gauche, à tel ou tel. De fait il a surpris tout le monde à commencer par les irakiens bien sûr, mais il n’a pas directement cherché cet effet de surprise, ce n’était qu’une conséquence de cette exécution parfaite « une bonne stratégie » pour Richard Rumelt qui réume « Good strategy requires leaders who are willing and able to say no to a wide variety of actions and interests. Strategy is at least as much about what an organization does not do as it is about what it does. »

Chapitre 2 – Découvrir les sources de pouvoir

Cette partie est intéressante mais ne comporte malheureusement pas beaucoup d’éléments méthodologiques. Cependant l’auteur s’appuie sur 3 exemples emblématiques dont un long développement pédagogique sur les débuts de WalMart, entreprise fondée en 1969 et devenue en 20 ans le premier distributeur mondial pour montrer comment un « simple » changement de point de vue permet parfois de créer une bonne stratégie, en l’occurrence de disposer d’un avantage compétitif majeur .
Les exemples, notamment celui de Wal-Mart, font prendre conscience que c’est bien plus facile à dire qu’à faire. L’exemple du concurrent de l’époque, Kmart, est emblématique : il n’a jamais compris le petit changement de paradigme du modèle de WalMart, s’est épuisé dans une stratégie de croissance internationale en négligeant ses actifs, avant de déposer le bilan au début des années 2000.
Heureusement Richard Rumelt précise qu’il n’est pas nécessaire de disposer d’un tel avantage, d’une telle Avancée Conceptuelle Majeure pour reprendre un terme utilisé ironiquement par les consultants en stratégie, pour créer une « Bonne stratégie ». C’est quelque chose à rechercher car il peut donner une puissance phénoménale à votre stratégie, mais cet ingrédient n’est pas toujours présent.

Chapitre 3 – Les caractéristiques des mauvaises stratégies

L’auteur rappelle souvent qu’une mauvaise stratégie n’est pas l’absence d’une bonne stratégie. C’est au contraire une construction intellectuelle éventuellement remarquable mais bâtie sur des fondations erronées et un leadership dysfonctionnel. Savoir détecter une mauvaise stratégie c’est donc déjà une très bonne chose : cela permet de s’améliorer, d’éviter les chausses trappes pour ensuite apprendre à créer une « bonne stratégie ».
Quels sont les 4 marqueurs des mauvaises stratégies :
  • Les buzzwords , ce que Richard Rumelt appelle du « Fluff » : bref je vais traduire ça par « du flan » : l’utilisation de mots abscons, d’anglicismes non maîtrisés ou de concepts ésotériques pour créer l’illusion d’une pensée profonde et d’ACM (Avancée Conceptuelle Majeure – je répète pour ceux qui s’étaient endormis près de la cheminée).
  • L’absence d’un diagnostic identifiant une problématique clé et à fort enjeu
  • La confusion entre liste d’objectifs et stratégie
  • De mauvais objectifs stratégiques : soit parce qu’ils n’adressent pas des problèmes clés, soit parce qu’ils sont irréalistes (ou les deux)
La suite du résumé de cet ouvrage remarquable dans un prochain article