Dans le cadre de nos rencontres avec des entrepreneurs, nous avons eu la chance de rencontrer Matthieu Hug, co-fondateur et CEO de Tilkal, une entreprise proposant une plate-forme de gestion de la traçabilité des produits basée sur la blockchain. Matthieu partage pour ISlean consulting le parcours de son aventure entrepreneuriale et son expérience.

Quel est le problème à résoudre qui a lancé Tilkal ?

Après avoir revendu puis avoir quitté ma première société, RunMyProcess, je voulais me lancer dans un projet entrepreneurial qui applique les technologies numériques à quelque chose qui me semble avoir un sens et porter un engagement. Étrangement ou pas, mon approche initiale a été très tirée par la technologie : quelle technologie numérique a un potentiel transformateur fort vu d’aujourd’hui ? Qu’est ce qui aujourd’hui pourrait être l’équivalent du web de 1993 ?

Parmi les technologies émergentes, je me suis intéressé à la « blockchain ». Ses applications dans les fintechs ne m’intéressent pas vraiment – pour tout dire, il me semble que le recours à la blockchain y est rarement nécessaire. La question était donc : « que peut-on exactement en faire qui permette d’espérer résoudre un problème important ? »

J’avais identifié la traçabilité comment étant devenue une problématique clef de la supply chain et m’y suis intéressé. A ce moment j’ai découvert un monde vaste et fascinant que je ne connaissais pas. Parmi les challenges auxquels doit faire face ce domaine, on trouve le commerce illicite de produits licites, c’est-à-dire des produits légaux distribués illégalement. Ce phénomène est aujourd’hui la première activité « cross-border » illégale au monde. En volume d’affaire, c’est de l’ordre de trois à quatre fois le trafic de drogue. C’est plus important encore que le trafic d’armes ou le trafic d’êtres humains. C’est donc une problématique majeure. Selon un rapport d’Europol, pour 1 000 euros investis, l’espérance de gain dans le trafic d’héroïne est de 20 000 euros pendant que celui du commerce illicite de produits licites est de 200 000 euros. Voilà la question à l’origine de Tilkal : comment sécuriser les supply chains et les filières, et in fine rassurer des consommateurs de plus en plus méfiants sur l’origine du bien qu’ils achètent ?

Comment avez-vous lancé le projet ?

Le projet a commencé il y a juste deux ans avec 2 autres co-fondateurs. Le premier travaillait avec moi comme CTO chez RunMyProcess [NDLR : entreprise créée par Matthieu Hug en 2007]. L’autre est un ami depuis les classes préparatoires ; il était associé dans un grand cabinet de conseil où il travaillait dans le domaine de la structuration de deals dans le secteur banques et assurances.

Nous avons très vite abouti un consensus enthousiaste sur le sujet de la sécurisation et de la traçabilité des supply chains. Mais si le commerce illicite est très important au niveau sociétal. C’est commercialement un thème compliqué à aborder et peu d’industriels veulent en parler publiquement. Il fallait donc trouver à partir de cette idée générale de traçabilité bout en bout et de sécurisation des filières, comment construire une opportunité positive pour les industriels.

Pourquoi avoir opté pour une solution basée sur la blockchain et quel est l’apport différentiel sur le marché ?

Depuis 20 ans la globalisation des chaines d’approvisionnement s’est accompagnée d’un morcellement de toutes les étapes (fabrication, transport, distribution…), permettant au fléau du commerce illicite de se développer sur les chaines d’approvisionnement comme un véritable virus. Certains acteurs ont à leur échelle des systèmes de traçabilité mais en revanche, il y a peu voire pas d’échange d’informations entre les acteurs. Il peut y en avoir sur un petit bout de la chaîne mais jamais sur la totalité.

Traçabilité des produits

Concrètement aujourd’hui si vous achetez un surgelé dans un magasin alimentaire, personne ne peut vous dire avec exactitude et sans recherches longues quelle a été sa température de conservation entre la sortie de l’usine et son arrivée dans le bac à surgelés : personne ne le sait. L’information existe probablement mais elle est disséminée chez tous les acteurs. Il y a donc un problème de fluidité et de transfert de l’information, en particulier entre des acteurs qui dans la plupart des supply chain industrielles ne se connaissent pratiquement pas du fait de la sous-traitance et du nombre d’intervenants.

Mais dans ce contexte, face aux enjeux de santé, d’éthique ou de conformité réglementaire sous-jacents à l’échange d’informations au sein d’une chaîne d’approvisionnement, la question est de bien comprendre le degré de confiance que l’on peut donner à une information d’un tiers et surtout de comprendre la nature de cette « confiance ». A partir de là, il y a deux façons de voir les choses :

  • Soit chercher à contraindre la chaîne pour que tout se passe comme prévu en théorie : en gros on veut que toute information soit « vraie ». Mais étant donné que la question se pose sur chaque flux de marchandise, il faudrait contrôler chaque flux de produits ce qui est en pratique irréaliste.
  • Soit capter et consolider l’information au fur et à mesure dans un but d’analyse et de détection des dysfonctionnements. C’est la logique du contrôle continu, de la boucle de rétroaction et en quelque sorte du « lean », appliquée à l’échelle de la supply chain. Mais pour pouvoir analyser l’information et en tirer des conclusions fiables, il est nécessaire qu’elle ne change pas : peu importe que l’information soit « vraie », on veut qu’elle soit « figée » et « incontestable » : la véracité sera la conséquence du contrôle et de l’amélioration continue. Ceci a en outre pour effet de créer une piste d’audit a posteriori et responsabilisante. Techniquement, pour faire cela dans des environnements hétérogènes et décentralisés par nature, « blockchain » est à l’évidence la bonne direction. A partir de là on n’a pas dit grand-chose, et commence la question de la mise en œuvre…

Tilkal aujourd’hui ?

Tilkal est aujourd’hui au début du développement commercial. Nous avons commencé de manière active le développement commercial depuis 6 mois. Nous nous concentrons sur des pilotes par opposition à des PoC (Proof of Concept). Pour moi un pilote est un test grandeur nature, à l’échelle, qui a vocation – si le test est concluant – à aller en production. A l’inverse d’un PoC qui reste un test technique à petite échelle : sur ces sujets je ne vois pas ce quel enseignement non trivial on peut en tirer, car l’enjeu réel c’est justement d’être à l’échelle.

Nous sommes donc en lancement de nos premiers pilotes. Nous sommes aujourd’hui très focalisés sur le domaine agro-alimentaire. C’est une industrie qui a bien réagi à notre proposition et où l’articulation est assez naturelle entre les problèmes liés au commerce illicite et l’importance de rassurer le consommateur sur l’origine et la fiabilité du produit.

Les suites du développement ?

D’un point de vue technologique, nous pouvons traiter aujourd’hui 30 millions de transactions par jour. Cela permet de gérer des productions de 300 à 400 millions d’unités par an. Notre objectif est de pouvoir traiter des productions de quelques milliards d’unités par an, ce qui équivaut à entre 1 000 et 10 000 transactions par secondes : cela suppose évidemment « un peu » de R&D…

L’autre objectif est d’établir un réseau sur des filières alimentaires de bout en bout, depuis la production jusqu’à la distribution.

Quels enseignements de cette aventure entrepreneuriale ?

J’adore cette sensation de sauter dans le vide : créer quelque chose à partir de rien et essayer d’apporter des solutions nouvelles, des points de vue nouveaux. Comme c’est ma deuxième expérience entrepreneuriale directe, plus les différentes sociétés dont je suis ou ai été au board, j’observe aussi les évolutions de l’écosystème en France et du rapport à entrepreneuriat en général. Créer une boite est mieux accepté, mieux valorisé, au point d’attirer de plus en plus de jeunes à la sortie de leurs études ; les retours d’expérience, les sources d’information sont aussi incroyablement développées ; après le corollaire c’est qu’il faut aussi faire un tri dans ce foisonnement entre les sources d’information et entre les acteurs. A mon sens un bon point de départ c’est de se méfier des recettes toutes faites et des raccourcis.

Plus spécifiquement le sujet de la traçabilité des produits bout en bout est très complexe et c’est passionnant d’aller en parler aux industriels dans différents métiers, de comprendre comment ils envisagent la question, et comment cela change en fonction de la structure de leur industrie.

Quelques conseils pour ceux qui voudraient se lancer ?

Ecouter, rechercher des conseils, des aides et des retours d’expérience est indispensable. Pourtant je pense que par définition toutes les entrepreneuses et entrepreneurs qui réussissent font à un moment donné des choix en rupture avec les conseils qu’ils ont reçu : ils inventent quelque chose de nouveau, ils innovent. Donc je dirais : écouter beaucoup et avec humilité, s’assurer que l’on comprend bien les tenants et aboutissants de chaque conseil ou feedback, et ensuite ne pas hésiter à les transgresser intelligemment quand c’est pertinent. Et évidemment on ne sait qu’une transgression est pertinente qu’a posteriori : « vae victis », sinon ce n’est pas drôle…

Associés

Sur un plan similaire, je ne serais pas capable de me lancer seul, malgré mon expérience, et sans doute d’autant plus avec mon expérience. D’abord il est important d’avoir des associés pour confronter les points de vue et gérer les très hauts et les très bas qui se succèdent rapidement : la vie d’entrepreneur est une montagne russe permanente. C’est bien d’avoir des « sparing partners » avec lesquels échanger, mais il faut aussi savoir s’entourer sur les sujets où il faut une expertise précise comme les questions juridiques, RH ou le financement corporate. Et puis ne pas se lancer seul c’est aussi être certain du soutien de sa famille, que entrepreneuriat soit un projet de vie partagé.

Changement d'air

Le dernier point dont j’ai compris l’importance plus récemment c’est d’avoir des activités pour s’oxygéner l’esprit et le corps. Il faut ne faut pas se laisser « bouffer » à 100% par l’activité sinon on perd pied, on perd en productivité et en clarté de réflexion. Créer une boite c’est comme ce jeu dans lequel est entraîné Nikopol dans la BD de Enki Bilal : un round de boxe, un round d’échec, et ça recommence. C’est génial, mais il vaut mieux être prêt à tenir la longueur.