Nous sommes en 2018. Toute la Gaule est occupée par des individus connectés et des algorithmes d’intelligence artificielle… Toute ? Non ! Car une immense mégalopole peuplée d’irréductibles Gaulois résiste encore et toujours à l’envahisseur numérique. Et la vie n’est pas facile pour les garnisons de constructeurs, éditeurs, intégrateurs, consultants, …

Tout numérique ? Tout ? Non !

Il y a quelques années, mes pérégrinations de consultants m’ont conduit à mener une mission d’excellence opérationnelle dans une administration centrale. Je n’avais alors que très peu d’expérience du secteur public et de l’administration d’état en particulier. Mon client, séduit par les méthodes de travail que j’utilisais et les résultats obtenus, me demanda un jour de l’aider sur un projet de dématérialisation de documents.

Je tombai tout d’abord de mon arbre car je n’imaginais pas alors que l’utilisation / le traitement de documents papiers ou de courriers représentait une part importante de l’activité de cette administration.

Je suis allé de surprise en surprise pendant plusieurs mois voire années et j’ai découvert que la dématérialisation n’était pas un sujet périmé et complètement dépassé comme je le pensais initialement. A l’heure du tout numérique, de nos enfants qui naissent avec une tablette et un smartphone dans les mains, qui reviennent émerveillés de chez leur grand mère « – Papa, mamie elle a un super ordinateur Underwood, mieux qu’un Apple, où tu appuies sur un clavier et ça imprime en direct, génial non ? – oui mon chéri, ça s’appelle une machine à écrire… », cet usage encore intensif du papier a de quoi surprendre en 2018. Je me suis néanmoins essayé à formuler plusieurs hypothèse qui peuvent expliquer cette forte présence de la gestion de documents papiers. Et comme je n’ai pas connaissance de la situation de l’administration d’état dans d’autres pays du monde je compte sur les commentaires des lecteurs de cet article pour apporter des éléments complémentaires ou contradictoires par rapport à mes hypothèses.

Pourquoi tant de papier dans nos administrations centrales ? je me risque à quelques tentatives d’explications :

Droit romain vs Common law

J’ai souvent entendu dire que le système juridique français était un système basé sur le droit romain par opposition au système juridique anglo-saxon qui est basé sur la Common law. Le droit romain est un droit de la réglementation écrite. Les textes réglementaires sont précis et innombrables car tous les cas, petits et grands, doivent (idéalement) y être prévus. La common law est un système avant tout basé sur la jurisprudence (c’est à dire les jugements passés sur des cas similaires). C’est donc des débats entre personnes autorisées qui jugent de cette similitude, ou pas, et donc de la jurisprudence à appliquer. Bref en France, comme dans tous les pays qui ont un code civil inspiré du droit romain, le document écrit a une grande importance juridique dans les relations entre l’état et ses administrés et par voie de conséquence les mots qui composent un documents sont lourds de sens.

Un état jacobin

L’état français est très jacobin : il est très centralisé et très puissant. Le poids de la fiscalité française qui place notre pays à un très envié 1er ou 2ème rang mondial des prélèvements obligatoires n’en est qu’une illustration indirecte. Il n’est que de voir le nombre de Ministères, de Secrétariats d’Etat pour comprendre que la France est bien loin d’être le pays ultra-libéral dont nous rabattent les oreilles à longueur de journée les journalistes ou n’importe quel homme politique, qu’il soit de droite, de gauche, du centre ou des extrêmes. En France l’état intervient pour tout et sur tout. En retour, ses administrés le lui rendent bien, puisqu’ils s’adressent à l’administration aussi pour tout, parfois des situations dramatiques à traiter d’urgence mais aussi pour du grand n’importe quoi : je peux vous garantir que si allez lire certaines correspondances adressées au Président ou au Premier Ministre vous allez faire hurler de rire dans les dîners en ville (José Garcia dans Rire & Chatiment c’est de l’amateurisme à côté).

Rire et Châtiment, avec José Garcia

Dans de nombreux cas les administrés sont obligés de s’adresser à l’administration centrale ou ses services déconcentrées ; telle ou telle réglementation leur imposant une autorisation de l’administration. Souvent dans ce cas vous aurez le bonheur de remplir les fameux formulaires Cerfa et des justificatifs à fournir (généralement en format papier) ; mais ne vous inquiétez pas vous pourrez télécharger le Cerfa en pdf et l’imprimer chez vous.

Dans d’autres cas les citoyens s’adressent directement aux administrations centrales parce qu’ils ne savent pas comment faire et/ou ne savent pas à qui s’adresser. Dans ce cas ils envoient un courrier assez naturellement et directement tout en haut : au Président, au Premier Ministre, au Ministre de ceci, à la Ministre de cela, …). C’est moderne vous pouvez aussi envoyer un mail, par contre n’en doutez pas, dans de nombreux cas votre mail finira par être imprimé pour être traité en papier –> je suis sûr que vous ne me croyez pas, mais si si…

La valeur juridique du papier et de la signature

L’état étant puissant, réglementant tout et décidant pour tout, sa décision a donc une valeur juridique et pour l’instant le document papier signé est encore la meilleure garantie de preuve pour les tribunaux français. J’ai aussi essayé de batailler pour la signature électronique à valeur probante, mais dès qu’on demande l’avis des plus hautes instances juridiques de notre pays, la réponse est encore très conservatrice : signature électronique c’est « Non ! » (je fais court car on pourrait en écrire des tonnes sur ce sujet). Pour autant ne vous y trompez pas, ce n’est qu’une question de temps et la signature électronique a de plus en plus de valeur et elle sera de plus en plus facilement reconnue par les tribunaux comme élément de preuve, même pour des décisions au plus haut niveau de l’état. Mon pronostic est que sur ce sujet, l’usage de fait emportera la décision. De même que IP est devenu un standard, la signature électronique avec certificat remplacera bientôt la signature manuscrite, car son usage par le plus grand nombre emportera la décision.

L’auto administration du Léviathan

Le Léviathan administratif s’entretient lui-même et la production documentaire interne entre entités d’administrations centrale ou au sein d’une administration pour la gestion de ses agents (gestion RH par exemple), la gestion des ses budgets, … est donc forcément très importante en volume. Les décisions ayant donc une valeur juridico- administrative doivent donc être matérialisées par… du papier. Par exemple une administration qui décide de la mutation d’un agent : cela se matérialisera par un beau document officiel pour l’agent mais aussi de multiples copies pour toute sa hiérarchie de départ et de multiples copies pour informer sa hiérarchie d’arrivée.

Le syndrome du « dernier kilomètre » ou du « tout venant »

De nombreux efforts ont été faits pour dématérialiser et cela a permis d’améliorer considérablement de nombreux processus :

  • la dématérialisation des factures avec Chorus / Chorus pro,
  • la démat des marchés publics.
  • Et il y en a plein d’autres : Cartes grises, les Permis de conduire, les demandes d’agrément VTC, …

Des systèmes très performants, mais qui ont aussi un coût, sont conçus pour dématérialiser des cas de demandes administratives très focalisés. Et les Systèmes d’Information mis en place sont souvent spécifiques à ces cas (y a t-il des points communs entre le SI des cartes grises et le Système de gestion des agréments VTC ?). Aujourd’hui je pense que sur 99% (en nombre, pas en volume de demandes) des processus administratifs la seule dématérialisation qui existe est la mise en ligne du formulaire Cerfa en pdf. Cela me rappelle la situation de la messagerie en transport routier. Bien que le trafic de plis et de colis normalisés soit en augmentation, il reste encore du « tout venant » et la gestion de ces frets reste complexe à industrialiser / optimiser pour les messagers (vu que ça fait presque 20 ans que je n’intervient plus dans le secteur du Transport routier, je remercie les lecteurs de corriger si la situation a radicalement changé)

Next time…

Il est évident, dans ces conditions, que la dématérialisation des processus est un levier de conduite du changement pour l’administration d’état.

L’épisode 2 de cette série essaiera de répondre à la question suivante : la dématérialisation est-elle un levier puissant ou une petite cuillère pour ramasser le sable du désert ?

  • Est-ce un levier performant ?
  • A quelles difficultés se heurtent les projets de dématérialisation dans l’administration d’état ?
  • Quels sont les moyens d’y arriver ?
  • Comment mesure le retour sur investissement ?
  • Doit-on se satisfaire de micro-changements ?
  • Faut-il viser et accepter transitoirement une dématérialisation en mode double flux (papier + démat.) ou faut-il aller tout de suite vers le 100% dématérialisé ?

Entre temps n’hésitez pas à commenter ou apporter vos propres éléments de retour d’expérience, j’y répondrais ou les intégrerais à l’épisode 2.