Comme nous en avons discuté dans l’article précédent, la vague 4.0 dans les usines répond avant tout à des enjeux actuels. La réponse à ces enjeux se fait par plusieurs vecteurs :
- L’amélioration de l’ergonomie d’usage (ou user experience en anglais) sur tous les points de contacts avec l’entreprise et ses produits : postes de travail, R&D, maintenance, service après-vente, etc.
- La promotion et la facilitation de l’innovation : échouer le plus vite possible pour se réorienter vers les bons choix, plutôt que d’essayer de faire bon du premier coup
- L’exploitation optimale des données générées par les moyens et les personnes
- Globalement, l’amélioration du quadriptyque qualité, coûts, délais, sécurité
Tout cela est permis par les nouvelles technologies émergentes : l’IA, le cloud, le big data, les protocoles de communication inter-machines via internet, etc. De quoi s’en donner à cœur joie !
Pourtant, ces technologies sont anxiogènes pour beaucoup : intelligence artificielle, poursuite de l’automatisation, analyse de la performance… Et pour cause, en 2016, le nombre d’emplois total dans les nouveaux sites industriels était 40% plus faible par rapport à ceux qui fermaient leurs portes la même année. Les technologies citées sont mises en cause. Prométhée s’en rongerait les doigts ! Cela ne demeure pourtant qu’une bataille qui se rejoue…
Une bataille qui se rejoue
En 1811 et 1812, aux prémices de la 1ère révolution industrielle en Angleterre, les luddites revanchards brisaient déjà les métiers à tisser qu’ils accusaient de détruire leur emploi. Ils avaient d’ailleurs raison puisque quelques années plus tard, les principaux métiers représentés dans le mouvement du luddisme avaient disparus. Un siècle plus tard (1913), 2ème révolution industrielle : Renault essuie une grève générale historique initiée par ses ouvriers qui refusent catégoriquement l’introduction des méthodes du taylorisme (le chronométrage notamment) dans les ateliers. Un autre siècle plus tard, le débat opposant la Technique à l’Homme est relancé avec le 4.0. En somme, les peurs des travailleurs d’hier et d’aujourd’hui demeurent les mêmes : la dégradation des conditions de travail, la diminution des salaires (voire la perte de l’emploi), la dévaluation de la tradition artisanale. A-t-on raison de craindre l’usine du futur ?
La dégradation des conditions de travail
Dans l’usine du futur, la place de l’Homme et sa condition de travailleur sont repensées. En Lean, il existe un Muda, un gâchis, qui est rarement cité. Son addition à la liste des 7 mudas traditionnels n’est d’ailleurs pas systématique. Il s’agit de la sous-exploitation des compétences de l’employé. Si un travailleur consacre 80% de son temps à une activité (manuelle ou intellectuelle) répétitive – donc a priori pénible – il ne paraît alors pas aberrant d’automatiser cette activité, par de l’IA, un automate ou autre, de manière à diminuer la proportion de cette tâche dans son travail quotidien. De la même manière, la « user experience » (sécurité, ergonomie) des travailleurs est une priorité dans les usines 4.0. Cela explique l’argument de « l’ingratitude » des tâches qui sont par conséquent automatisées. Le fait est qu’encore beaucoup de tâches dangereuses (sources de TMS, troubles musculo-squelettiques, par exemple) sont encore exécutées par des travailleurs et il paraît difficile de reprocher les prises de décisions allant dans le sens de leur suppression, de leur automatisation. Où diable se situe alors la place de l’Homme dans nos usines ?
La perte de l’emploi
La formation ou datalphabétisation est au cœur de la problématique sociale du 4.0. L’enjeu est d’assurer la montée en compétences des personnes : apprendre à gérer simultanément plusieurs machines ou robots, à travailler avec un cobot, à utiliser de nouveaux outils comme la réalité augmentée, à interagir avec l’intelligence artificielle… Cela peut avoir pour effet, selon les cas, de libérer du temps ou bien d’augmenter directement le rendement par employé. La libération du temps est censée permettre aux travailleurs de ré allouer leur temps sur des activités à valeur ajoutée comme la résolution de problèmes, la participation à des chantiers d’amélioration, l’innovation (ce qui a souvent pour effet indirect d’augmenter le rendement). C’est pourtant précisément cela qui fait peur : à iso-production, « augmentation du rendement » ou « amélioration des temps » veut souvent dire suppression d’emplois. Pour conserver nos emplois il faut donc répondre à cette question : veut-on croître ou simplement diminuer les coûts à iso-production ? Notre civilisation a déjà répondu à cette question… Mais le défi reste de taille. Et pourtant, on l’a vu, l’embauche sur les nouveaux sites industriels diminue bel et bien… Mais ce constat est à relativiser car d’une part il s’applique à des sites industriels en début de vie (et donc sujets à une potentielle croissance) et d’autres parts l’emploi industriel augmente globalement chez nous (+3 000 emplois en France en 2017 par rapport à l’année précédente).
La mort de l’artisanat
Au début du XXème siècle, certaines boulangeries affichaient comme argument de vente sur leur devanture « boulangerie industrielle » ; plus globalement le machine made attirait. Aujourd’hui la tendance est inversée : l’artisanal est gage de qualité contrairement à l’industriel qui s’est banalisé. En 2017, l’artisanat était d’ailleurs le « premier employeur de France » avec 1.3 millions d’employés, dont 30% à la fabrication (hors industrie). L’usine du futur précipitera-t-elle la remigration de l’artisanat vers les TPE ? Peut-être… Quoique le « fait main » (comme dans le luxe ou chez certains constructeurs automobiles) reste un argument de vente dans l’industrie. Il faut également ajouter à cela l’incapacité technique qui subsiste à automatiser les activités manuelles complexes que ni l’usine 4.0, ni la 5.0 ne sont près de résoudre.
Conclusion
La question de la place de l’Homme dans l’usine de demain n’oppose pas que des technicistes convaincus et des néo-luddites révolutionnaires : il s’agit d’une question sociétale qui s’impose avec d’autant plus d’intensité que les technologies évoluent et qui ne se pose d’ailleurs pas que dans l’industrie : il y a quelques années je travaillais pour une compagnie d’assurance au service finances et les employés s’y inquiétaient déjà de l’émergence de l’IA susceptible de les remplacer… Légitime ou non, cette inquiétude existe donc bel et bien et un peu partout. Quoi qu’il en soit, il y a fort à parier que la question du rapport de l’Homme au Travail se substituera rapidement à celle de l’Homme à la Technique.
Bonjour Loic
Je suis d’accord avec vous sur le fait qu’il n’y a probablement que des avantages à automatiser les taches répétitives, dangereuses,etc.. Le problème ‘est ailleurs. Les travailleurs ne craignent pas la perte de leur travail mais celle de leur salaire. Le salaire est devenu avec les révolutions industrielles précédentes, le principal moyen de renvoyer du pouvoir d’achat aux ménages.
Une autre façon de voir le même problème est que, Si nous travaillons à iso production globale (ou à une relativement faible croissance) il y aura forcément besoin de moins d’heures de travail puis qu’un certain nombre de taches seront faites par les IA. mais le problème c’est que l’IA appartient à l’usine. Donc à chaque fois qu’on installe une IA on réalise un transfert du facteur de production travail vers le facteur de production capital. Le travail est donc perdant.
Certes, on peut faire monter le degré de dataalphabétisation de la population mais alors cela exigerait une croissance très forte et surtout allant en s’accélérant, ce qui ne sera pas possible longtemps sur une seule planète. En pratique, il n’y a qu’un moyen d’éviter des soucis graves (sociaux et économiques parce que si les ménages n’ont plus les moyens, l’industrie ne vendra rien) , c’est de trouver un moyen de maintenir le transfert de pouvoir d’achat vers les ménages autrefois réalisé par le salaire au même niveau qu’avant.
En mode normal, l’adaptation des conditions économiques devrait normalement suffire, en temps de rupture, tout va trop vite pour que l’adaptation ait le temps de se faire. Nous risquons de devoir faire face à une rupture du modèle de répartition et devoir en urgence revoir le système.Il y a plusieurs voies: 1) Baisse générale des prix des objets et prestations faites par les IA (mais cela signifie de la déflation) , 2) Diminution drastique du temps de travail à salaire égal, 3) Revenu universel et travail optionnel, et d’autres encore.Le tout étant financé par une taxe sur le capital. Autrement dit faire un transfert artificiel du capital vers le travail ou du capital vers les ménages, ce qui revient au même.
Voir sur ce point les deux livres « zero marginal cost society » de Jeremy Rifkin et « The rise of the robots » de Martin Ford
Bonjour Philippe,
Merci pour votre apport à cet article.
A iso-production si cette tendance à l’automatisation se généralise, le travail ne peut en effet qu’être perdant. Par ailleurs, à notre époque où le terme même de « développement durable » devient controversé – certains préférant parler de « décroissance durable »- la question de la croissance est en bien au centre du problème. Cependant, c’est évidemment sans compter les progrès techniques que l’on peut espérer dans la quête des énergies renouvelables : je prends ici, implicitement, le parti de l’optimisme (d’où mes références aux précédentes révolutions industrielles) d’autant que je ne pense pas que la croissance soit la seule solution au problème. Vous le dites : en repensant la manière dont le capital est aujourd’hui redistribué, une voie de sortie est imaginable ; c’est ce que j’entends également lorsque je dis qu' »il y a fort à parier que la question du rapport de l’Homme au Travail se substituera rapidement à celle de l’Homme à la Technique ».
Merci d’autre part pour les références apportées.
Les réticences passées face au développement du machinisme ont été démenties par une croissance considérable, qui a largement compensé les disparition d’emplois générés par ce machinisme. Aujourd’hui, il convient de s’interroger sur la pertinence de la notion de croissance, alors même que nous prenons conscience du caractère fini des ressources.
Sans plaider pour un malthusianisme aveugle, je pense que ce contexte récent ne permet plus de s’inspirer des exemples passés.
Bonjour Andrem,
Merci pour votre commentaire.
J’utilise les exemples du Luddisme et de la grève chez Renault non pas pour démontrer une éventuelle absurdité des réticences passées face au progrès de la Technique mais bien pour mettre en valeur leur légitimité (dans une certaine mesure) : des métiers ont bel et bien disparu avec le machinisme, le Taylorisme est bel est bien un forme de dégradation des conditions de travail. Je pense que la perte d’un savoir-faire et la dégradation des conditions de travail sont tout aussi déplorables que la perte d’un salaire : c’est pour cela que je traite les 3 points (dégradation des conditions de travail, dévaluation de la tradition artisanale, perte du travail) sur un même pied d’égalité.
Je développe un peu plus ma position sur la question du malthusianisme dans ma réponse à Philippe Gendreau.
Désolé pour la faute d’orthographe. « les disparitionS ».